Les paroles se comportent comme des êtres capricieux et autonomes.
Octavio Paz
L’image poétique a un être propre.
Gaston Bachelard
… Certes, il n’existait pas. Mais, parce qu’ils l’aimaient,
un animal pur naquit. Ils laissaient toujours de l’espace
Et dans cet espace, clair et épargné,
Il leva légèrement la tête et eut à peine besoin
d’être. Ils ne le nourrirent d’aucun grain,
mais uniquement de la possibilité d’être.
Et c’est cela qui donna une telle force à l’animal
qu’il fit jaillir de son front une corne.
Rainer Maria Rilke (4e sonnet à Orphée)
La surréalité
Les idées, et plus largement les choses de l’esprit, naissent des esprits mêmes, dans des conditions socio-culturelles qui déterminent leurs caractères et leurs formes, comme des produits et des instruments de connaissance.
Toutefois, des philosophies justement nommées idéalistes, en premier lieu celle de Platon, ont reconnu dans l’idée non seulement une réalité autonome, mais la réalité maîtresse des choses de ce monde. Chez Pythagore, ce sont les Nombres qui jouent le rôle transcendantal des Idées platoniciennes. Pour Hegel, l’Idée est Sujet s’autodéterminant et s’autoréalisant dans l’Histoire.
Sans cesse renaît dans l’histoire de la pensée la conception d’un monde surréel de l’Idée ou du Nombre, qui détermine et guide notre réalité.
C’est d’un point de vue différent que Jung élabore sa conception des archétypes (encore qu’il leur reconnaisse une « synonymie » avec les idées platoniciennes). Les archétypes sont des formes a priori ou Images primordiales, virtuelles en tout esprit humain. Matrices universelles de l’inconscient collectif, ils commandent et contrôlent nos songes et nos mythes. Bien qu’ils n’existent pas indépendamment de nous, nous dépendons d’eux car nous portons en nous leurs exigences et leurs tyrannies. Les Archétypes de Jung règnent dans l’« Inconscient collectif ». Celui-ci est un « être » [1] qui émerge à la conscience à l’occasion des rêves, des états mentaux anormaux, des mythes (Jung, 1934, p. 48-50).
De façon toute différente, la vulgate structuraliste a donné puissance et pouvoir à une machinerie noologique anonyme fabriquant du sens, du symbole, du mythe. La sur-réalité du symbole ou du mythe s’impose dans les anthropologies ou psychanalyses structurales qui dissolvent le sujet humain ; le langage produit l’homme et non l’homme le langage ; « les hommes ne pensent pas les mythes, les mythes se pensent eux-mêmes » (Lévi-Strauss).
La sous-réalité
Par contre, dès que l’on considère soit la réalité du sujet pensant, soit la réalité sociologique et culturelle, les mythes deviennent des produits, voire des illusions, les idées apparaissent comme des instruments. Ainsi, au niveau du sujet, la dialectique transcendantale de Kant retire toute réalité objective aux idées de la raison. Au niveau de la société, le sociologisme, l’économisme, le culturalisme ravalent les idées à une sous-réalité auxiliaire et ancillaire. Le marxisme fait du monde des idées une « superstructure » déterminée par l’« infrastructure » économique ; si, dans sa version complexe, la superstructure s’autonomise relativement par rapport à ses conditions de formation et peut rétroagir sur celles-ci, la réalité que peut acquérir l’idée demeure toujours souffreteuse. De toute façon, dans les conceptions matérialistes, le monde des choses de l’esprit ne peut disposer que d’une réalité inférieure ou dérivée…
Ainsi, nous voyons que le monde des idées oscille entre l’absolu et l’épiphénomène, la sur-réalité et la sous-réalité. Quelle idée nous faire de l’idée ? quel statut lui donner ?
Comme nous allons le voir, si la première erreur est de croire en la réalité physique des rêves, dieux, mythes, idées, la seconde erreur est de leur nier réalité et l’existence objectives.
Vers la noosphère
Toute linguistique, toute logique, toute mathématique considèrent leurs objets comme des systèmes dotés de réalité objective, voire d’autonomie relative par rapport aux esprits qui les utilisent. On s’est souvent interrogé sur leur nature. Certains ont pensé que les relations logiques ou mathématiques constituaient la texture du réel ou l’armature de l’univers. D’autres ont pensé que ce n’étaient que des instruments de connaissance n’ayant aucune réalité substantielle. Notre point de vue ici, qui reconnaît volontiers que logique et mathématique puissent être en correspondance avec les aspects déterministes de l’univers, et qui reconnaît évidemment que ce sont des instruments de connaissance, leur accorde en plus une existence propre ; « Les nombres me semblent exister en dehors de moi et s’imposent avec la même nécessité, la même fatalité que le sodium ou le potassium », écrit le mathématicien Hermite. Ils existent avec nécessité, fatalité, indubitabilité, mais non pas à la façon du sodium ou du potassium. Ils existent à la façon propre des êtres mathématiques. Les nombres sont réels, bien qu’ils n’existent pas en tant que tels dans la nature. Leur type de réalité, transcendante, quasi pythagoricienne selon un point de vue, mais abstraite, conventionnelle, irréelle selon un autre point de vue, n’a pas cessé de tourmenter l’esprit des mathématiciens.
Il en est de même pour les choses de l’esprit : on s’interroge sur leur réalité, ni physique, ni matérielle, mais qui ne relève pas pour autant de la pure subjectivité [2]. Pour Frege, les pensées ne sont ni des choses du monde extérieur, ni des représentations intérieures, elles constituent une autre nature de réalité. Pour Desanti (1968), les « idéalités » ont une réalité agissante et d’une certaine mesure remplacent le réel. Jacques Schlanger (1978 a), lui, s’aventure plus avant : les « objets idéels » que sont les concepts et les théories sont plus que des objets dotés d’une réalité objective : ils ont un être propre, une existence. « Jusque-là, on a considéré … des objets idéels qui sont autant de propositions de compréhension, c’est-à-dire d’explication et/ou d’interprétations. Cependant, une fois les objets idéels constitués, on constate en eux une sorte de changement ontologique. Ils ne sont plus seulement des moyens idéels pour expliquer et/ou interpréter des états de choses, ils se mettent à posséder une existence propre, ils deviennent des éléments constitutifs du monde. »
Déjà, Popper avait divisé l’univers humain en trois mondes :
1. Le monde des choses matérielles extérieures.
2. Le monde des expériences vécues.
3. Le monde constitué par les choses de l’esprit, produits culturels, langages, notions, théories, y compris les connaissances objectives. Il s’agit en fait d’une noosphère, selon le terme que Teilhard de Chardin avait forgé dans les années 20. Popper l’appelle « le monde trois ».
Ce « monde trois », produit de l’esprit humain, acquiert une existence propre. « Il est possible d’accepter la réalité ou (si on peut l’appeler ainsi) l’autonomie du troisième monde, et, en même temps, d’admettre que le troisième monde naît comme un produit de l’activité humaine » (Popper, 1977, p. 159).
Ainsi, Popper arrive à l’idée importante qui fonde la réalité propre de la noosphère : bien que produites et dépendantes, les choses de l’esprit acquièrent une réalité et une autonomie objective.
Par d’autres voies, d’autres penseurs considèrent les idées comme des entités douées d’une activité propre. Ainsi, Gregory Bateson, dans son Écologie de l’esprit, arrive à ces interrogations : « Comment les idées agissent-elles les unes sur les autres ? Y a-t-il une sorte de sélection naturelle qui détermine la survivance de certaines idées et l’extinction de certaines autres ? Quel type d’économie limite la multiplication des idées dans une région de la pensée ? Quelles sont les conditions nécessaires pour la stabilité (ou la survivance) d’un système ou sous-système de ce genre ? » (Bateson, 1977, p. 11). De son côté, Geoffrey Vickers (1963) envisage une écologie des idées, où celles-ci ont leur existence propre au sein d’un éco-système culturel. Mais c’est Wojciechowski qui, de façon systématique, va considérer les constructions intellectuelles (knowledge construct) comme une sphère dotée d’un pouvoir propre.
Pour Wojciechowski, le knowledge construct n’est pas la somme des connaissances individuelles. À la différence de l’inconscient collectif jungien, il est le produit de tous les processus de connaissance. Bien que construit par les hommes et inséparable d’eux, il constitue une entité devenue distincte dans sa nature, son existence, sa causalité propre : « Knowledge is man made and man dependant but the body of knowledge is an entity distinct from man » (Wojciechowski, 1978, p. 98-99). Une fois formées, les constructions intellectuelles vivent une vie propre, s’engageant dans des relations dialectiques avec les autres « constructions » et les esprits humains. Elles génèrent des conséquences souvent imprévues pour leurs auteurs. « Elles deviennent connaissances publiques et par là propriété publique. Elles transcendent ainsi l’esprit individuel. » L’accroissement des connaissances accroît le pouvoir de l’édifice du savoir sur l’homme : « Ainsi, ce qui était à l’origine conçu comme serviteur de l’homme menace de devenir son maître. » Wojciechowski remarque en outre que les idées sont moins bio-dégradables que l’homme.
Une autre voie a conduit à la noosphère le physicien Pierre Auger et le biologiste Jacques Monod. Cette voie bio-physico-chimique, la plus surprenante, est peut-être la plus stimulante.
Pierre Auger est arrivé à l’idée non tant d’un « troisième monde », au sens de Popper, mais d’un troisième règne, dans le sens biologique du terme. Ce règne nouveau est « constitué par des organismes bien définis, les idées, qui se reproduisent par multiplication identique dans les milieux constitués par les cerveaux humains, grâce aux réserves d’ordre qui y sont disponibles ». Les idées sont dotées d’une vie propre, parce qu’elles disposent, comme les virus, dans un milieu (culturel/cérébral) favorable, de la capacité d’autonutrition et d’autoreproduction [3]. Ainsi, les cerveaux humains, et, ajoutons-nous, les cultures, constituent les éco-systèmes du monde des idées. Auger perçoit fort bien que ce ne sont pas seulement les idées, mais aussi les mythes et les dieux qui vivent d’une vie propre dans le troisième règne. Et Auger propose d’examiner sous cet angle neuf la relation des humains avec les dieux : « Il faut que l’homme se soumette à un examen objectif biologique et idéologique total, qu’il réfléchisse sur lui-même comme objet d’expérience, placé dans sa perspective véritable de temps et d’espace, au sein de ses sociétés en symbiose avec ses populations de dieux » (Auger, 1952).
S’inspirant d’Auger, Jacques Monod va plus nettement encore donner aux idées les caractères fondamentaux du vivant selon sa propre définition (être autonome doué d’émergence et téléonomie) ; il reconnaît la réalité et l’autonomie de la noosphère, et complète l’idée de symbiose entre la noosphère et l’homme par celles de parasitisme mutuel et d’exploitation mutuelle : « La noosphère, pour être immatérielle [4], peuplée seulement de structures abstraites, présente d’étroites analogies avec la biosphère d’où elle a émergé. Une idée transmissible constitue un être autonome (au sens où l’on peut parler d’un être mathématique) [ici, Monod opère une restriction inutilement prudente au sens du mot être], doué par lui-même d’émergence et de téléonomie, capable de se conserver, de croître, de gagner en complexité » (Monod, 1968, p. 23-24.). Dans Le Hasard et la nécessité, il ne s’agit plus de quasi-êtres « mathématiques », mais d’« existants » véritables : « Il faut considérer l’univers des idées, idéologies, mythes, dieux issus de nos cerveaux comme des “ existants ”, des êtres objectifs doués d’un pouvoir d’auto-organisation et d’autoreproduction, obéissant à des principes que nous ne connaissons pas, et vivant des relations de symbiose, de parasitisme mutuel et d’exploitation mutuelle avec nous. »
Pour ma part, convaincu depuis longtemps de la réalité du monde imaginaire/ mythologique/idéologique (Morin, 1956), convaincu que ce monde est certes un produit, mais un produit récursivement nécessaire à la production de son propre producteur anthropo-social, j’ai été frappé par la conception d’Auger/Monod qui considérait la noosphère non plus comme un monde abstrait d’objets idéels, mais comme un monde grouillant d’êtres disposant de quelques-uns des caractères clés des êtres biologiques ; j’étais ainsi poussé à explorer le problème de l’autonomie relative et de la relation complexe (de la symbiose à l’exploitation mutuelle) entre ces êtres d’esprit et les êtres humains. La voie m’était ouverte pour envisager non seulement une noosphère peuplée d’entités « vivantes », mais aussi la possibilité d’une science des idées qui serait du même coup une science de la vie des « êtres d’esprit » : une noologie.
Dans un premier sens, la noologie part du point de vue scientifique élémentaire qui objective son objet de connaissance ; ainsi, le langage pour le linguiste, la logique pour le logicien, le mythe pour le mythologue sont, en tant qu’objets, dotés d’une réalité objective. Mais cette réalité objective est très pauvre et ne dispose ni d’autonomie, ni de pouvoir. Il faut un point de vue structural pour doter le langage ou le mythe d’une vertu autostructurante (du reste bien mystérieuse). Il faut un point de vue systémique pour donner à | ces objets l’organisation complexe du système (voir La Méthode 1, p. 94 -150).
Mieux encore : comme nous l’avons vu (ibid.), tout ce qui est organisé prend de l’être, de la réalité et de l’autonomie : être, c’est être organisé ou, mieux, organisateur. C’est dire que tout ce qui s’organise dans le champ des choses de l’esprit prend de l’être, de la réalité, de l’autonomie.
Certains ont pu reconnaître la force agissante des idées (Fouillée, 1908), mais ils ne leur ont pas reconnu un être propre au sein d’une sphère propre. Seules les philosophies idéalistes reconnaissaient aux Idées Souveraineté, Pouvoir, Règne, mais elles étaient incapables de les insérer dans les mondes physiques, biologiques et humains.
Il faut reconnaître à la fois la souveraineté et la dépendance des idées, leur pouvoir et leur débilité, il faut reconnaître leur règne, d’abord dans le sens que le terme a pris dans le monde vivant. Il faut considérer la vie des idées, non plus au sens métaphorique et vague du terme « vie », mais en enracinant ce sens dans la théorie de lauto-éco-organisation du vivant, formulée précédemment (La Méthode 2) sans Pour autant réduire ni l’idée au virus, ni la vie de l’esprit à la vie nucléo-protéinée.
Dès lors, nous pouvons envisager la noosphère, émergeant avec sa vie propre à partir de l’ensemble des activités anthropo-sociales, tout en reconnaissant, dans cette émergence même [5], son caractère irréductible.
Une noologie considère les choses de l’esprit comme des entités objectives. Mais cela n’exclut nullement de considérer également ces « choses » du point de vue des esprits/cerveaux humains qui les produisent (Anthropologie de la connaissance) et du point des conditions culturelles de leur production (Écologie des idées), ce que nous avons fait dans La Méthode 3 et dans la première partie de ce livre. Au contraire, ces points de vue, tout en demeurant irréductibles les uns aux autres, et tout en risquant de devenir antagonistes si chacun prétend être le point de vue central, sont pour nous absolument complémentaires.
Nous allons maintenant étudier les êtres qui peuplent la noosphère et leurs principes d’organisation, c’est-à-dire tenter l’élaboration d’une noologie. Ce terme, inventé par Teilhard en regardant l’au-delà spirituel de l’homme, repris par Monod, qui regardait l’en-deçà biologique de l’homme, utilisé dans les années 30, semble-t-il, par le Soviétique Vernedski, s’impose à nous. La rencontre entre le chemin de Teilhard et celui de Monod va nous inciter à ne jamais oublier l’en deçà biologique ni l’au-delà spirituel des êtres qui opèrent, contrôlent, parasitent notre connaissance. Ils sont à l’œuvre, ici même, dans ce travail (petits démons qui sont allés butiner partout, ont fait leur miel en mêlant les pollens extérieurs à ma substance mentale, et qui maintenant s’agitent comme des forcenés pour me faire produire ces pages).
Ainsi donc, nous allons tenter de reconnaître à la fois la réalité objective, la sur-réalité, la vie même des êtres d’esprit.
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