Impasses et promesses de l’écologie politique (2/2)

mercredi 15 février 2023
par  LieuxCommuns

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(.../...)

En parlant de prendre comme référence la science, il y a le phénomène Greta Thunberg, cette Suédoise qui met toujours en avant les rapports du GIEC sur le réchauffement climatique : c’est un peu ce que tu voulais dire, mettre en avant le discours scientifique ?

Oui, absolument. Greta Thunberg, son discours est de dire uniquement : « Écoutez les scientifiques ! », « Vous devez écouter les scientifiques », « La vérité sort de la bouche des scientifiques »… comme si la science était un dogme alors qu’il y a des controverses à l’intérieur du monde scientifique. D’ailleurs je pense qu’un des rares points positifs de la crise du Covid, de la pandémie, c’est que les gens se sont rendu compte que la science était un monde de contradictions, de doutes, de remises en cause et d’incertitudes…

C’est pareil pour la question climatique, même s’il y a globalement un consensus : la manière dont Greta Thunberg renvoie au discours scientifique a quelque chose de profondément autoritaire et de très inquiétant, on parlera aussi plus tard de la dérive autoritaire possible de l’écologie politique ; c’est évident qu’il y a des germes dans le discours actuel.

L’écologie politique est un courant très divers, mais il me semble que, globalement, il appartient malgré tout à une grande famille, or l’évolution de cette famille, au fil du temps, a été de se laisser pénétrer par les discours « wokes » d’un côté et obscurantistes de l’autre. Discours woke : néo-féminisme, vegans…

… avant ça, il y avait le marxisme ou le gauchisme, c’est la suite logique…

Absolument. L’écologie politique, aujourd’hui, est le dernier refuge, en quelque sorte, du gauchisme qui lui-même était une forme dégradée de marxisme. Donc il récolte également tous ces courants wokes et islamo-gauchistes, communautaristes, etc. On ne va pas s’étendre dessus, je pense que les auditeurs voient à peu près de quoi on parle : on parle de Sandrine Rousseau, par exemple, un phénomène assez récent mais caricatural qui révèle aussi beaucoup de choses sur l’imaginaire des écologistes contemporains, puisqu’on a vu Europe Écologie Les Verts (EELV) fricoter avec des islamistes, des indigénistes, les Danielle Obono, les Fatima Ouassak, etc. Il y a une page sur Lieux Communs qui s’appelle « Gare à l’écologie (dé)coloniale ! » [1], régulièrement mise à jour, qui tente de recenser assez rapidement, de donner un petit panorama de l’entrisme woke et obscurantiste dans les milieux de l’écologie politique. Donc c’est une évolution tout à fait normale qui repose sur trois postulats, si on veut résumer : en gros un anti-occidentalisme que l’on retrouve du côté des islamistes, des racialistes, etc., et du côté des néo-féministes, des végans, des écologistes radicaux – anti-occidentalisme qui se cristallise dans la haine de l’homme blanc de plus de 50 ans, etc.

Tu décris ça très, très rapidement, mais il y a aussi une logique derrière : c’est l’Occident qui a développé le plus d’industries, qui est le plus polluant, etc. Le côté marxiste, c’était plus l’exploitation de l’homme par l’homme, le capitalisme qui était visé. Là c’est l’écologie pour qui l’Occident est la source de la pollution et donc du réchauffement climatique : notre mode de vie occidental est coupable.

Absolument, tu as raison de le déplier un peu… Le postulat de l’écologie politique aujourd’hui, c’est que les problèmes écologiques sont attribuables à l’Occident et uniquement à l’Occident. Ça, c’est un premier point.

Ensuite, c’est une écologie politique avant-gardiste : elle a raison contre la masse, la population est aliénée, exactement comme dans le gauchisme, on retrouve évidemment les mêmes chemins…

… Greta Thunberg, c’est « Réveillez-vous les gens ! »…

Tout à fait : les gens dorment, il faut les réveiller… L’écologie est un mouvement qui, sociologiquement, appartient à la petite et la grande bourgeoisie des métropoles d’Occident, des classes aisées, des classes diplômées, des classes à très bon niveau de vie, et qui est très, très loin du petit peuple mais, plus particulièrement concernant l’écologie, [loin] des travailleurs de la nature, c’est-à-dire des paysans, des agriculteurs, des pêcheurs et marins-pêcheurs, des forestiers, des jardiniers, etc. Ce n’est pas du tout la base électorale, ni militante, ni quoi que ce soit d’EELV ou de tous les groupuscules qui appartiennent à la mouvance écologiste. Il y a dans l’écologie exactement la même chose que dans le gauchisme, c’est-à-dire un mépris, un éloignement très profond des milieux populaires.

Et, troisième élément qu’on pourrait prendre : il y a une sorte de millénarisme tel qu’on le retrouve très clairement dans le marxisme, c’est-à-dire la promesse d’un monde qui ira bien mieux, voire qui sera idyllique une fois que nous serons débarrassés des vieux réflexes, des vieux tropismes occidentaux, de tout le vieux monde, en fait, de tout ce fatras qui serait aujourd’hui à l’origine de la catastrophe [écologique].

Une écologie autoritaire ?

J’insiste beaucoup sur Greta Thunberg mais, là aussi, on retrouve l’enfant qui annonce le monde du futur, le monde conscientisé, etc. Ça fait presque penser aux Khmers rouges, etc., avec des choses assez terribles… On ne va pas faire forcément le parallèle, ça n’a rien à voir, mais dans la symbolique, c’est assez impressionnant que personne ne le remarque dans le mouvement écologique…

Cela été remarqué, mais de l’extérieur : le mouvement écologiste est tellement clos sur lui-même qu’il n’a aucune capacité d’autocritique, ou très peu. Tu as entièrement raison, ce sont des choses très inquiétantes parce que nous avons des écologistes qui dénoncent à foison l’« écofascisme », les dangers du fascisme, etc. mais qui sont absolument aveugles au fait qu’ils reprennent l’héritage des pires totalitarismes. Ce sont les héritiers du gauchisme, du communisme, qui sont tout de même les artisans des cauchemars totalitaires qu’ont été l’URSS, le maoïsme, Pol Pot, Cuba, etc. En fait la mue woke des écologistes depuis quelques années est extrêmement inquiétante parce qu’elle pourrait déboucher – elle risque de déboucher d’ailleurs – à l’échelle de décennies sur des régimes autoritaires. À ces régimes autoritaires, on peut donner différentes dénominations, elles ont été entrevues il y a longtemps déjà par les premiers écologistes qui parlaient d’une dictature verte, d’une dictature écologiste… [Le principe d’] un régime autoritaire c’est, évidemment, que face aux problèmes d’environnement, de la raréfaction des ressources énergétiques ou de la biosphère en général, face aux problèmes alimentaires qui sont en train de se poser, etc., il est clair que l’on risque de se diriger vers des sociétés où se mettront en place des rationnements et nécessairement un contrôle des citoyens. Beaucoup de gens en ont parlé d’ailleurs durant la pandémie parce qu’en France la mise en place du passe sanitaire, puis vaccinal, a été perçue comme une preuve d’autoritarisme – et il est évident qu’on pourrait y voir les prémices d’un passe climatique, par exemple, d’un contrôle d’une autorité étatique sur le comportement des individus avec le modèle chinois, évidemment, en toile de fond.

Moi je parle d’une écocratie pour désigner une dictature écologique [2]. Écocratie, donc le pouvoir des milieux écologistes.

C’est-à-dire, concrètement ? Par exemple est-ce que le fait d’imposer aux gens d’avoir plusieurs poubelles pour le recyclage, pour toi, c’est le début d’une écocratie ? À partir de quel moment c’est la nécessité de recycler les objets pour améliorer les choses qui nous oblige à faire ça ? On pourrait voir ça comme une nécessité de la société, de s’adapter… À quel moment on bascule ? D’ailleurs même sur le Covid, encore plus même : pour une question de survie les gens souhaitent se faire vacciner pour ne plus avoir des centaines de morts, des milliers de morts, par jour… À partir de quel moment on dit qu’on est dans l’écocratie ou dans la démocratie ?

C’est relativement simple en fait : il y a écocratie à partir du moment où les décisions échappent complètement au citoyen, où on lui présente des solutions clés en main.

Pour en revenir au tri des déchets, qui est semi-imposé depuis quelques années, je ne suis pas sûr du tout de son efficacité ni que les gens soient l’accord avec la manière dont il est pratiqué. Dans tous les cas, il n’a pas fait l’objet réellement d’un débat, il n’y a pas eu discussion. Je dis que ce n’est pas efficace parce que le recyclage des déchets est très énergivore, et il n’est pas certain du tout, en prenant en compte toute l’énergie mobilisée pour collecter les déchets, les transformer et les ré-insuffler dans le circuit, qu’il y ait, au bout du compte, un bénéfice [écologique] quelconque…

Une écocratie est un régime qui se prétend écologique mais qui ne le sera évidemment en rien, exactement comme le totalitarisme prétendait réaliser la justice sociale alors que c’était en fait un système où il y avait des inégalités absolument extraordinaires. Une écocratie ne peut pas être écologique pour un certain nombre de raisons et d’abord parce que l’écologie politique est adossée à une science et que, pour qu’une science fonctionne, il faut qu’elle soit libre de ses mouvements, libre de sa pensée…

…qui doit être remise en cause en fait…

… voilà, et dans un régime autoritaire ce n’est pas tellement possible…

Distinction entre sciences et techno-science

C’est une vision de la science que j’ai presque découverte dans le livre, et qui n’est pas souvent mise en avant : on présente la science comme des savants qui vont nous dire ce qui est, on entend le GIEC qui dit « voilà c’est comme ça, si vous doutez de ce qu’on affirme vous êtes climato-sceptiques »… Alors [dans ton livre] c’est une manière de poser la science qui n’est pas forcément celle qu’on a l’habitude d’entendre, souvent on nous dit : « voilà c’est prouvé scientifiquement, vous n’avez pas à discuter »… Cette idée que la science ne pourrait pas fonctionner dans une dictature, c’est une chose que j’apprends à travers ton livre. Peux-tu un peu argumenter par rapport à ça ?

La science dont je parle est une science qui a existé, qui continue d’exister, mais qui aujourd’hui est presque minoritaire. Aujourd’hui ce qu’on appelle la science est en réalité une techno-science  : une science emballée, intrinsèquement liée à des intérêts industriels, économiques, pour laquelle il n’y a de solution que technique. La science dont je parle est la science classique, qui a quasiment disparu maintenant : c’était l’interrogation rationnelle sur le monde naturel. Elle a un passé absolument glorieux et elle nécessite, évidemment, une interrogation libre : si Pasteur a pu faire ses expériences et ses découvertes, c’est parce qu’il était libre de se questionner ; même chose pour à peu près tous les scientifiques. À l’opposé on se retrouve en URSS avec l’affaire Lyssenko, que vous connaissez certainement : c’était un scientifique, un généticien, qui avait pour mission en quelque sorte de réfuter la génétique naissante dans la science occidentale parce qu’elle n’était pas conforme à la métaphysique marxiste selon laquelle le rôle de l’inné était négligeable.

Après on peut, peut-être, étayer un peu l’exemple parce que je crois qu’ils ont nié pendant des années les atomes, des choses comme ça, qui sont assez fondamentales, alors qu’on pensait que l’Union soviétique était à la pointe de la science, à l’époque. Ce n’était pas non plus par manque de moyens – on délire, là – ils ont quand même fait fausse route pendant des années jusqu’à complètement abandonner ces idées-là, mais il y avait une science prolétarienne…

C’est ça : une science prolétarienne dans laquelle l’idéologie prenait le pas sur la recherche rationnelle et la délibération entre pairs, entre scientifiques qui connaissent leur domaine, et entre lesquels arrivent à s’élaborer des échanges visant une recherche de la vérité. Très concrètement, c’est ce qu’on a vu durant la pandémie en Chine : l’origine du virus est une énigme et à mon avis restera une énigme à tout jamais, on ne saura pas réellement d’où vient ce coronavirus. D’ailleurs les premiers lanceurs d’alerte ont disparu en Chine, ils n’ont été réhabilités qu’un peu plus tard sous la pression internationale. Heureusement qu’il y a eu une diversité mondiale de régimes parce que si c’était uniquement la Chine qui dominait le monde, je ne sais pas du tout de quelle manière la pandémie se serait déroulée. C’est-à-dire qu’un régime autoritaire est autoritaire alors que la science est, normalement, un foyer de liberté  : liberté de penser – on peut contredire la théorie à partir du moment où on apporte des éléments – et liberté de recherche. Alors, évidemment, je parle d’une science qui est très théorique – les scientifiques qui m’écoutent doivent rigoler parce que cela n’existe presque plus dans les laboratoires, en réalité ce sont des luttes de clans, on court après les crédits, on court après les directives, etc., il est hors de question de chercher là où ce n’est pas éclairé, pour reprendre une image assez classique.

Donc une écocratie ne peut pas être efficace, une dictature écologique ne peut pas être efficace parce que la science ne sera pas libre de s’exercer et, étant donné que la société change, malgré tout, étant donné que la nature évolue aussi de son côté, il y a besoin d’un réajustement des [deux], donc de se poser en permanence des questions. En science il n’y a pas de vérité qui tombe du ciel, tout ce qui est affirmé est une vérité en sursis : c’est une vérité jusqu’au moment où on va la réfuter. C’est un rapport au savoir qui est très subtil et qui en fait le propre de la pensée. En philosophie on est assez proche de ce mode de pensée-là : il faut arriver à investir un savoir qui est possiblement faux et qui un jour pourrait être mis à la poubelle – en attendant il faut le prendre, le considérer comme passagèrement vrai. C’est ça, la science véritable, donc elle ne peut pas être exercée dans une dictature écologique.

Autre raison pour laquelle une dictature écologique, une écocratie, ne peut pas être viable, c’est qu’un régime autoritaire est nécessairement hiérarchisé, or dans une hiérarchie, anthropologiquement, depuis des milliers d’années, la caste, la classe, le groupe qui domine les autres vit dans une opulence, il montre l’exemple – il est opulent parce qu’il est dominant et il est dominant parce qu’il est opulent : il lui faut faire étalage de sa richesse, c’est ce que nous avons aujourd’hui à peu près partout. Une écocratie devrait avoir à son sommet une oligarchie, un groupe de décideurs qui serait dominant, donc qui aurait une grande autorité mais qui devrait vivre de manière appauvrie, ou en tout cas très sobre : c’est une contradiction dans les termes.

On a cette contradiction chez les hipsters comme chez les bobos des centres-villes : ils ne consomment que du bio et circulent sur des vélos qui coûtent très cher, avec des vêtements qui coûtent très cher, etc. mais qui sont éco-responsables…

… et ils partent en vacances en Thaïlande, etc. Là on a une tartufferie et je pense qu’une dictature écologique, ce serait une énorme tartufferie… Donc on aurait une sobriété, ou plutôt une austérité qui serait imposée à tout le monde, excepté aux plus malins au sommet, qui y échapperaient et tout le monde le saurait…

Tropismes religieux et nature idéalisée

Ça fait penser à la tartufferie religieuse…

Absolument. Nous avons ici des bases libertaires : notre principe de base est que la hiérarchie induit le pouvoir qui, lorsqu’il n’est pas démocratique, n’est pas consenti, est une arnaque.

Je ne suis pas du tout en train de tenir un discours anti-science : je suis au contraire un militant pour la science étant contre la technoscience. J’enseigne la science et suis fier de le faire ; la démarche scientifique est pour moi un des trésors de l’humanité – en grande partie occidental – donc je pense qu’il faut absolument le préserver et le propager. Le problème est qu’aujourd’hui le rapport à la science est plutôt de type religieux, le scientifique est vu plutôt comme un prêtre, un grand-prêtre : il y a des grands-prêtres du climat aujourd’hui et Greta Thunberg est leur intercesseur.

C’est la nouvelle religion : avant on disait pour affirmer quelque chose « Dieu le veut », maintenant ont dit « ça a été prouvé scientifiquement »… Ça s’accompagne de plein d’autres phrases comme « on n’arrête pas le progrès »… C’est la nouvelle vérité absolue. Là, tu prends carrément le contre-pied de ce qu’on entend habituellement par science…

Tout à fait, cela fait partie des choses qui devraient être rétablies.

Autre versant de ta question, je pense : je crois qu’on a également délégitimé l’avis des gens au profit des avis scientifiques. Je pense que la population a conscience, aujourd’hui, de ce qui se passe ; je pense notamment aux campagnes, à la dégradation des campagnes depuis une centaine d’années, les gens ont très bien vu ce que devenait leur quotidien et leur environnement le plus immédiat, il n’y a pas besoin de sciences pour ça. Il n’y a pas à opposer, contrairement à ce qui se fait de façon assez croissante, la perception que les gens ont de leur environnement et le discours scientifique : je pense qu’il devrait y avoir une confrontation des deux – c’est ce dont on devrait parler, peut-être, à la fin de l’émission –, une sorte de démocratisation de la science, d’une manière assez générale, c’est-à-dire destituer la science en tant que nouvelle religion et initier les gens à la démarche rationnelle, qu’ils suivent assez rarement : la tendance latente globale aujourd’hui est, de plus en plus, de s’en remettre à un avis éclairé, sans avoir la possibilité d’évaluer si l’avis est vraiment éclairé ou pas.

En même temps beaucoup de gens vivent en ville et n’ont pas ce rapport au sensible que, peut-être, des gens qui vivent à la campagne peuvent ressentir. Du coup, il faut bien un avis, enfin un regard éclairé, pour avoir une prise de conscience de ce qui se passe, puisque ce n’est plus du vécu comme cela pouvait l’être il y a un siècle ou deux, quand les gens vivaient moins en ville et plus à la campagne…

Bien sûr, c’est évident que dans le milieu urbain, déconnecté de la nature, le discours [écologique] scientifique a beaucoup plus de poids : c’est là où on voit justement que le milieu écologiste, en grande partie urbain, a une porosité extraordinaire aux discours scientifiques. C’est tout le paradoxe : nous avons un mouvement écologiste qui est en déconnexion avec la nature – c’est très étonnant – et qui se repose sur ce qui se présente comme le discours scientifique pour fonder son engagement, donc on est quand même très loin d’un mouvement d’émancipation, malgré tout. Et d’autant plus que nous avons des gens engagés pour le climat, par exemple – je pense aux « marches pour le climat » – qui, lorsqu’on discute avec eux, sont incapables d’argumenter. La question climatique est compliquée, moi je ne connais aucune discipline plus difficile que la climatologie – ce n’est [même] pas qu’elle est difficile : c’est qu’elle est hyper complexe. C’est une discipline qui appelle la totalité des autres disciplines ; elle demande de l’astronomie puisqu’il est question de l’inclinaison de l’axe orbital ; il est question de la disposition des continents et de la dilatation de l’océan ; de la variété des espèces végétales, etc. C’est une machinerie – puisqu’on parle du climat en termes de machine – énorme et hyper-complexe et je suis étonné du dogmatisme que l’on entend dans la bouche des « marcheurs pour le climat », il n’y a aucune discussion, mais aucune  : ce n’est même pas qu’ils seraient ouverts mais n’auraient pas les connaissances, c’est que pour eux c’est un dogme, un dogme de type religieux – donc là on voit une pure aliénation. Je ne suis pas du tout en train de défendre les thèses opposées : je dis juste que si l’on veut rester sur un terrain rationnel, il faut se donner la peine d’examiner les preuves, les contre-preuves et de nuancer des avis qui, aujourd’hui, ont l’air de tomber du ciel.

Pour souligner ce que tu dis, je vois « Extinction Rébellion », tous ces mouvements-là, on a du mal à comprendre ce qu’ils veulent, vu de l’extérieur : l’arrêt des voitures ? mais comment ? C’est très incantatoire : « réveillez-vous ! », « faites ceci, faites cela ! ». Mais quand on est sur le bord de la manifestation, on se dit « mais qu’est-ce que vous voulez en fait ? »… L’arrêt complet des industries ? Comment ? Quel programme ? etc. C’est très abstrait, même dans les revendications…

À mon avis, la seule manière de les comprendre est de se placer sur un terrain religieux  : on a comparé le mouvement de Greta Thunberg à la « croisade des enfants » au Moyen Âge, je pense que l’on est très proche de ça. On retombe dans un monde qui est pré-moderne, avec des mouvements de type religieux. La jeunesse est dans un très grand désarroi, très profond, existentiel et qui prend la cause écologique pour une cause absolue, comme la génération de leurs grands-parents a [parfois] pu prendre le maoïsme comme une cause absolue. J’ai écrit un texte, « Climat : la longue marche ? », assez rapide, publié dans la revue La Décroissance, où je comparais les marches pour le climat à la révolution culturelle de Mao. Le parallèle est osé mais il me semble que les dangers sont exactement les mêmes [3]. D’autant plus, je le répète, que devant nous, nous avons un monde qui va être difficilement vivable, on n’est pas dans une perspective joyeuse ; donc il va y avoir des décisions assez difficiles à prendre, et une jeunesse qui est éduquée à ce type de fanatisme est assez inquiétante. Ce sont des gens qui sont très sympathiques mais leur discours est très inquiétant. Mon livre est en partie, même si le lien peut sembler un peu lointain, une réaction à ça, et je pense que le danger d’une écocratie est réellement devant nous.

Plus fondamentalement, puisqu’on en parlait, le réchauffement climatique est devenu, au fil du temps, la totalité, l’alpha et l’oméga de la cause écologique : aujourd’hui, si on veut parler d’écologie, on parle de réchauffement climatique, comme si la totalité de la question devait se résumer à 400 parties par million [de CO2] dans l’atmosphère ou à l’augmentation de 1,2 °C. On oublie, en bon écologiste, que la question de la disparition des espèces, l’érosion de la biodiversité ou la sixième extinction possible, n’a pas grand-chose à voir avec le changement climatique ; je parle de destruction des habitats, de destruction des écosystèmes, des milieux, due à l’urbanisation, à la société industrielle – ce n’est pas juste l’émission de gaz à effet de serre. Il y a vingt ans, la grande mode était l’« agriculture durable » – elle n’a pas grand-chose à voir avec le réchauffement climatique ; l’érosion des sols, leur disparition, est une chose dont on parle assez rarement, c’est une catastrophe mondiale qui est complètement occultée par la question du réchauffement climatique ; la question de la pollution qui a fait grand bruit dans les années 1970 et qui continue – on en parle aussi – le lien avec le réchauffement climatique n’existe pas…

Je pensais au nucléaire, dont l’idéologie est en train de revenir en force évidemment, dont la question été complètement évacuée par rapport au réchauffement climatique : il est en train de revenir comme une tarte à la crème : « Bon ben, on a la solution à votre réchauffement climatique : c’est le nucléaire »… Du coup, ils sont dans l’incapacité de répondre…

Oui, et on élude la question de la radioactivité, évidemment, qui est une question énorme et qui, pour le coup, n’a aussi rien à voir avec le réchauffement climatique. Alors pourquoi celui-ci devrait-il être la cause principale qui résume l’écologie ? Parce qu’en réalité c’est une cause idéale : mondiale – absolument mondiale –, elle est assez abstraite d’une manière générale – ce n’est pas comme l’air que l’on respire, c’est assez indolore, du moins dans nos contrées, le processus est lent – et c’est un mécanisme qui n’est identifiable et descriptible qu’à très grande échelle et par les scientifiques. Donc c’est typiquement une cause qui est le monopole d’une caste de scientifiques. Et la science, dans une écocratie, joue un rôle central puisqu’il y a confusion entre la science et la politique : c’est au cœur de l’écologie politique puisque l’écologie politique est d’un côté une science, l’écologie, et de l’autre côté une politique, donc c’est un oxymore extrêmement dangereux. Jusqu’ici la politique était uniquement la politique, et d’un seul coup on a, avec l’écologie, une politique qui se réclame d’une science. Or une politique qui se réclame d’une science, c’est ce que l’on a retrouvé dans tous les totalitarismes : le totalitarisme national-socialiste des nazis de Hitler se réclamait de la science biologique, c’était la science des races, des lignages, qui se réclamait explicitement du darwinisme ; le marxisme à l’origine du totalitarisme communiste était également une démarche qui se voulait purement scientifique – le matérialisme dialectique – et qui se réclamait de la lutte des classes. Autrement dit, lorsqu’il y a une confusion entre la science et la politique, entre le savoir, qui est le régime de la science, et la politique, qui est le régime de l’opinion, on risque d’avoir un régime [politique] extrêmement dur dans lequel la destinée collective échappe aux individus.

Le libéralisme, qui se revendique aussi d’une science économique, n’est-il pas tout autant un totalitarisme  ?

Tout à fait, c’est également un tour de passe-passe extraordinaire que de faire croire que le fonctionnement de la société obéirait à des lois économiques qui ne seraient comprises que par des spécialistes. C’est d’abord faux, on l’a vu à travers les crises [économiques] successives, et c’est une arnaque totale, là aussi. Mais la science économique a pour elle de rester une science relativement inexacte, quoi qu’elle prétende : c’est une science humaine qui s’applique à des comportements humains. Or ce dont on parle là, ce sont des sciences exactes  : la biologie se veut une science exacte, l’écologie se réclame de la science exacte. Mais tu as entièrement raison, ce sera en continuité avec le régime de savoir qui s’instaure aujourd’hui, avec une place donnée à la science qui est de l’ordre de la religion.

Justement, pour la dernière question, je voudrais qu’on essaie, un peu, de trouver des pistes. J’avais cité Élisée Reclus ; est-ce qu’il y a des pistes, des idées ou des auteurs auxquels tu penses ?

Des auteurs, non… Je place mon livre dans le sillage de Cornelius Castoriadis, je pense qu’il a dit des choses extrêmement intelligentes, non pas sur l’écologie spécifiquement, où il était assez peu disert, mais sur la conception qu’on peut avoir de la société, de la nature, de la technique, notamment, et surtout de la politique, bien sûr. Pour moi les perspectives de l’écologie sont politiques, c’est-à-dire que l’écologie, les enjeux de l’écologie [politique], décuplent les enjeux de la politique. La question n’est plus simplement « quelle société veut-on ? » mais « quelle nature veut-on ? »… Le problème est qu’aujourd’hui on ne sait pas quelle société on veut, et à partir du moment où on est incapable de dire dans quelle société on veut vivre, on est incapable de dire quelle nature on voudrait, ce n’est pas possible. Autrement dit, l’écologie demande une repolitisation de nos sociétés, et ce n’est pas du tout le cas. Repolitisation au sens où il faudrait également se placer dans la continuité, d’après moi, des mouvements démocratiques d’émancipation, notamment à propos d’égalité sociale. C’est un peu une tarte à la crème – on parle de justice environnementale, etc – mais il est absolument exact qu’il ne peut y avoir d’écologie, donc de sobriété, s’il n’y a pas un minimum d’égalité sociale. Ce minimum d’égalité sociale ne va pas tomber du ciel, or ce n’est pas du tout la direction que prennent nos sociétés. Tendre vers un minimum d’égalité demanderait de se réapproprier les grandes questions, ce qui n’est pas possible dans une société multiculturelle, une société où il y a une immigration massive, cela fait partie des verrous. Parce que c’est une société qui est incontrôlable pour elle-même, une société multiculturelle n’est pas capable de se donner des objectifs, des orientations, c’est une société qui est éclatée…

… elle n’a pas la possibilité de se donner une culture commune…

… elle n’a pas d’identité, ce n’est pas une société démocratique, une société multiculturelle, ce n’est pas possible.

L’idée serait de réduire un peu l’échelle, de quitter le niveau de l’État-nation, d’aller au plus proche des régions, peut être ?…

C’est à la fois une question d’échelle – on avait écrit une brochure à Lieux Communs, « Ce que pourrait être une société démocratique » [4], où on posait le modèle d’une fédération de communes libres, donc on est plutôt pour la petite échelle… mais la véritable question est celle de la souveraineté : est-on capable de décider quelque chose ? Le problème est qu’aujourd’hui l’écologie est en train de se substituer à la politique et on fait croire aux gens qu’à travers la sauvegarde de la nature, on fera une politique. On prend les choses exactement à l’envers : on ne pourra réussir à faire de l’écologie que si on se remet à faire de la politique. Donc les perspectives sont une réappropriation de la question démocratique, en tentant de l’approfondir. Dans le livre, j’essaie d’approfondir toutes ces questions et notamment celle de la science, le rôle que la science pourrait jouer dans une société authentiquement démocratique. Ce serait difficile de rentrer dans le détail [ici] mais, dans tous les cas, il est évident que la technoscience emballée dans laquelle nous sommes est impensable dans une société qui se prétend écologique, c’est impossible… Il faudrait un redémarrage, non pas dans les laboratoires mais au sein de la population, un redémarrage de l’interrogation scientifique, une réappropriation scientifique des savoirs, une réorientation de la recherche scientifique, des limites à poser également à la recherche, etc., etc. Et donc on en est assez loin…


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