On reçoit Quentin Bérard pour son ouvrage Éléments d’écologie politique – Pour une refondation (Éd. Libre&solidaire, 2021). Première question, classique : peux-tu te présenter ? Histoire de savoir d’où tu viens et ce que tu fais…
Je me revendique du Collectif Lieux Communs et du site du même nom, où nous publions assez régulièrement sur des thèmes divers. Ce livre est l’aboutissement d’un certain nombre de textes remontant à quelques années sur l’écologie politique [1]. Lieux Communs est un site qui se réclame notamment, et principalement, de la pensée de Cornelius Castoriadis, et se place dans son sillage autour des thèmes de la démocratie directe, de l’égalité des revenus et de la redéfinition des besoins – pour cadrer un peu l’initiative en termes politico-intellectuels.
On en vient alors à ce livre sur l’écologie : qu’est ce qui t’a donné l’idée de l’écrire ?
Je suis enseignant en biologie et, à l’occasion de cours donnés à des étudiants de manière extrêmement ponctuelle, j’ai été amené à développer un certain nombre de thèmes. De tout cela, j’ai fait un remaniement pour en sortir six grands textes qui s’enchaînaient relativement bien et faisaient ensemble la dimension d’un livre. Donc je l’ai proposé à quelques éditeurs, un a accepté et cela a donné ce volume.
Intellectuellement, le mouvement qui m’a amené à cela, c’est la tentative de donner une définition, une présentation de l’écologie politique. Le problème est que lorsqu’on s’affronte à l’écologie politique, on a devant nous un objet qui est à la fois extrêmement traité – c’est très classique, l’écologie politique – et qui m’a en même temps semblé systématiquement abordé de manière un peu, non pas superficielle, mais idéologique. Donc j’ai voulu à travers ces textes-là tenter une approche moins idéologique, non pas non-idéologique, mais moins idéologique de l’écologie politique – d’où le sous-titre : « pour une refondation ». Je m’attaque en fait à l’écologie politique telle qu’elle a été pensée jusqu’à maintenant, en essayant d’avancer des éléments qui permettraient de la refonder, parce que cette conception actuelle de l’écologie politique me semble particulièrement déficiente. Donc je n’ai pas du tout essayé de faire un texte polémique, ni un texte de destruction des discours en vigueur ; j’ai tenté de faire une critique négative, en quelque sorte, ou positive, plutôt, en tentant d’apporter immédiatement des éléments de refondation. C’est une critique en creux, en quelque sorte.
D’ailleurs on voulait commencer par là : comment peut-on définir l’écologie ? C’est vaste comme sujet…
C’est très vaste… Il faut commencer par là : l’écologie est une science. Moi je suis un écologue, j’ai suivi une formation d’écologiste. Donc c’est une science qui concerne les biologistes, en grande partie, et qui consiste à étudier les relations entre différents éléments du monde naturel, que ce soient des organismes, des milieux ou des processus naturels.
L’écologie est une science et l’écologie politique, c’est le moment où cette science-là entre en politique, en quelque sorte, c’est-à-dire le moment où la société est obligée de prendre en compte les éléments naturels. C’est une définition qu’on peut donner de l’écologie politique : l’entrée de la nature dans la sphère politique. Dans la tradition gréco-occidentale la nature agit plutôt, est présente, sous forme de cadre, de cadre de vie, sous forme de milieu dans lequel évolue une société, mais qui ne fait pas question en lui-même. L’écologie politique est ce moment où la nature devient un acteur à part entière dans l’agora.
Cela pose une multitude de problèmes, et notamment le fait que la nature dans la société moderne ne va pas se présenter en tant que telle et parler en son propre nom, ce sont des scientifiques qui vont parler au nom de la nature : si on parle de réchauffement climatique, ce sera le GIEC qui parlera au nom du climat ; si on parle de la disparition d’espèces ce sera une agence, l’IPBES, qui va parler au nom de certaines espèces menacées ou disparues, etc. C’est donc immédiatement la science qui va jouer un rôle central dans la politique, alors que jusqu’ici, dans la sphère de discussion de la démocratie, la science était consultée, mais on évitait de faire en sorte qu’elle occupe une place centrale.
Et troisième élément qui peut définir l’écologie politique, c’est l’entrée dans un monde où tout est en relation de manière intime : les déchets nous reviennent à la gueule, au figuré, c’est un monde qui est fini avec des ressources qui sont limitées et des rétroactions à tout ce que les humains vivent et font. Donc l’écologie politique est ce monde-là où il y a la nature, il y a une science et il y a un monde d’une complexité importante.
Quels sont les principaux mythes des écologistes ? Tu en parles beaucoup dans ton livre…
Pour parler des écologistes, je parle en fait d’une idéologie que j’appelle l’écologisme. Je n’ai pas inventé le mot, il existait déjà, et je trouve qu’il correspond plutôt bien. Donc plutôt que de parler d’écologie politique, qui me semble un chantier relativement noble, pour parler de l’idéologie écologiste d’aujourd’hui je parle d’écologisme, comme un prêt-à-penser dans lequel on rentre très facilement à partir de quelques axiomes. Ce sont ces axiomes de base que j’explore, notamment, dans mon livre.
L’un d’eux est de considérer que les problèmes d’écologie sont dus à l’« Occident » et/ou à la « modernité » et/ou au « capitalisme » et/ou à la « société industrielle » et/ou à la « technoscience » et/ou au « patriarcat », etc. C’est-à-dire attribuer les problèmes écologiques, pour reprendre le terme, à une cause unique. Ça c’est postulé dans la totalité des milieux écologistes.
Une cause unique aux « problèmes d’écologie » ?
Peux-tu réfuter que ça ne vient pas de la société industrielle pour, par exemple, la pollution ? Est-il possible de réfuter même un seul de ces arguments ? Ça paraît difficile en fait…
D’abord, de manière très générale, faire croire que les problèmes d’écologie sont attribuables à une cause [unique] est pour moi une erreur fondamentale. Parce que d’une part nous avons affaire à une complexité de phénomènes et de processus qu’il est extrêmement difficile de réduire un [seul] facteur. Et deuxièmement parce qu’on considérerait alors qu’une fois débarrassé de ce facteur-là on reviendrait à un moment, une étape de l’humanité, où on établirait une relation d’harmonie avec la nature. Ce postulat, une fois qu’on le formule de cette manière-là, tombe de lui-même : il est absurde. On a affaire à une grande complexité.
Dans le détail, il est assez facile de réfuter que la société industrielle serait [seule] responsable des problèmes écologiques : on peut voir qu’il y a eu des dévastations écologiques avant elle. Pour rester en Occident, au [XIVe !] siècle on a frisé l’effondrement en Europe : on avait à la fois une multitude de guerres, d’épidémies, notamment la grande peste noire, et un quasi-effondrement des sociétés dû à une surexploitation des milieux et à une baisse drastique des rendements due à une déforestation massive – ce n’est pas du tout dû à la société industrielle. Lorsque nous avons affaire à une salinisation des sols agricoles en Mésopotamie à partir du Xe siècle, ce n’est pas non plus la société industrielle, et pourtant ce sont des sociétés qui se sont quasiment effondrées à cause de dévastations environnementales. Le cas des Mayas est très connu également, il y a une composante écologique dans cet effondrement qui est très important, or ce n’était pas une société industrielle. Non pas que la société industrielle contemporaine n’y soit pour rien, loin de là, mais on ne peut pas la considérer comme une cause unique et finale. Même chose à propos de l’Occident, même chose à propos de la technoscience, du capitalisme ou de la modernité, etc. On ne peut pas réduire la question de l’écologie à un simple facteur qu’il suffirait d’éliminer.
Une place de l’homme dans la nature ?
Tu viens de parler justement de l’harmonie avec la nature, d’un d’âge d’or. Pour faire encore le parallèle avec le religieux, là c’est vraiment le jardin d’Éden où, à un moment donné – donc on ne sait pas trop si c’est le capitalisme, le patriarcat, etc. – une chose a fait que ça a basculé dans l’enfer actuel, en fait un péché originel. Et souvent, c’est l’Occident le coupable…
Aujourd’hui c’est effectivement l’Occident et c’est une aberration, j’en parlerai un peu plus loin, c’est une aberration mais on cherche « le » coupable – alors qu’il est très facile de trouver systématiquement des contre-exemples.
Même l’idée de départ, cette espèce de paradis sur Terre : c’est absolument un mythe…
Effectivement, le deuxième postulat dont je voulais parler, c’est la place de l’homme dans la nature : on considère que l’être humain a une place dans la nature – soit à trouver, soit perdue, soit les deux, comme si nous étions, je ne sais pas, des batraciens ou des alouettes ou des bactéries, que nous avions un écosystème [naturel] et que – je ne sais pour quelle raison – nous l’aurions quitté où nous en aurions été chassés, par un Dieu jaloux, et qu’il faudrait le retrouver. Ça c’est un mythe très tenace qui est aussi assez facile à réfuter. Mais, pour le coup, une manière de le réfuter qui me semble intéressante est de s’arrêter – et c’est tout un chapitre du livre – sur la nature humaine, l’essence de l’être humain. Je ne vais pas m’étendre là-dessus, mais lorsque l’on s’attarde un petit peu sur cette question, on se rend compte que l’on a affaire à un animal extrêmement original. Je parle notamment de la notion de néoténie, le fait que l’être humain est une espèce qui naît « avant terme », c’est-à-dire qu’elle est atteinte de juvénilisation. Nous avons des caractères juvéniles ou fœtaux que nous maintenons à l’état adulte : nous avons une tête disproportionnée, une absence de poils, nous avons besoin de mûrir extrêmement longtemps après la naissance… En gros nous sommes une espèce d’attardés, d’inachevés, ce qui fait de nous des animaux sans milieu prédestiné ; nous ne sommes rattachables à aucun milieu en particulier et, de fait, nous occupons la totalité des milieux sur terre. Notre espèce n’a réussi à survivre que parce que nous sommes des êtres de culture, de langage, des êtres d’organisation sociale, des êtres de technique – nous développons des techniques grâce auxquelles nous avons réussi à survivre – et de fait nous sommes à la fois à l’intérieur du monde naturel et à la fois nous y détonnons très profondément, nous y échappons. Nous sommes capables de vivre dans la forêt tropicale, une forêt tempérée, un désert, une mangrove, etc. Il n’y a pas de place de l’homme dans la nature, ça c’est un pur mythe.
L’homme construit son milieu artificiel…
… il construit son propre milieu : l’être humain est un animal qui modifie énormément son environnement…
… on pourrait dire comme d’autres animaux, comme les fourmis construisant leur fourmilière, etc.
Sauf que nous le faisons dans des dimensions absolument extraordinaires et [surtout] non déterminées. Une fourmi de telle espèce va construire tel type de fourmilière, de telle manière, même s’il y a une évolution dans le temps, des exceptions, etc. L’être humain, c’est de façon imprévisible ; il a créé des milliers de sociétés et de milieux et des milliers de nouvelles natures autour de lui en fonction de la manière dont il y a aménagé l’environnement. Donc c’est un être absolument à part, qu’il n’est pas possible de réduire à une place particulière. Ce mythe-là de l’harmonie que l’homme aurait avec la nature se dédouble en deux autres mythes :
D’abord le mythe du bon sauvage, c’est-à-dire que l’être humain aurait vécu en harmonie avec la nature avant l’Occident, ou bien avant l’invention des grands empires, ou bien avant le néolithique, etc. Beaucoup d’écologistes cherchent le moment où l’homme avait sa place dans le jardin d’Éden – puisque là on est vraiment dans le mythe religieux.
Deuxième versant du mythe : puisque l’homme n’a aucune place, alors c’est un cancer qu’il faut éradiquer, l’homme n’a aucune destinée sur Terre, il ne lui est pas possible d’y survivre. C’est un peu le livre de Yuval Harari, Sapiens : il n’y a pas réellement d’avenir, l’homme doit devenir entièrement artificiel, il ne peut pas établir de relations avec le milieu naturel et l’histoire de l’humanité est l’essor de la destruction de son environnement. Ces deux mythes sont erronés ; lorsque l’on regarde la réalité historique et écologique, on se rend compte que c’est faux
On peut parler des utopies, mais je pensais à Élisée Reclus : on a l’impression qu’il ne voit pas du tout la nature de manière écologique comme on pourrait la voir actuellement, mais plutôt comme quelque chose qui pourrait être profitable à l’homme, si justement on économise les ressources, etc., si on vit intelligemment avec elle.
Tout à fait, moi je me place dans cette veine-là, très classique, en la formulant peut-être un peu différemment : l’homme est capable d’établir des relations de tous types avec la « nature » entre guillemets, l’homme est profondément ambivalent et lorsqu’on regarde l’histoire – ce que je fais dans le premier chapitre, où j’examine l’histoire millénaire de l’être humain – il y a des moments où les humains arrivent à créer des relations équilibrées avec un écosystème, avec un milieu, avec un paysage, avec des ressources de manière plus ou moins durable. Puis il y a des moments où l’on assiste à des dévastations écologiques de tous types, et ce depuis la préhistoire : on pense que le premier grand massacre date du débarquement d’Homo sapiens en Australie où apparemment il aurait anéanti toute la mégafaune, ce qui aurait contribué à changer le climat local. Des dizaines d’espèces auraient donc disparu au moment de l’arrivée de sapiens en Australie il y a 40 000 mille ans, et même chose il y a 12 000 ans sur le continent américain. Alors la différence entre le moment où il y a des dévastations et le moment où il y a établissement d’une relation intime avec l’environnement est une des questions que je traite dans le livre. Je pense que la clé est la possibilité de rompre – et là je reprends un terme de C. Castoriadis –, de rompre la clôture dans laquelle on est, c’est-à-dire d’arriver à être poreux à ce qui advient : ce qui advient dans la biosphère, dans l’environnement, et ce qui advient dans la société, et donc d’arriver, à chaque fois, à réajuster l’un à l’autre. Il y a dévastation lorsque disparaît cette possibilité d’auto-interrogation, en quelque sorte, et que l’être humain est entraîné dans sa propre logique. La situation dans laquelle nous sommes aujourd’hui en Occident me semble être celle-ci : nous avons conscience des réalités, mais nous sommes incapables d’agir, nous sommes pieds et poings liés par une logique que nous avons nous-mêmes construite. Donc il y a ces deux possibilités, je parle d’une tête de Janus dans l’histoire de l’humanité : moments d’équilibre, d’établissement de relations intimes et extrêmement intelligentes avec la nature, et moments de massacres et de dévastations écologiques.
Dépasser le clivage homme / nature ?
Un des autres mythes de l’écologisme est précisément de chercher la formule magique de cet équilibre, de postuler qu’il faudrait, en Occident, revenir sur la distinction entre nature et culture, sur le modèle justement des sociétés archaïques, en tout cas non-occidentales – sociétés pour lesquelles la différence entre société humaine et monde des non-humains n’existe pas. On pense à l’animisme, où la totalité des éléments ont une conscience similaire à celle des êtres humains, au totémisme, etc. Il y a d’autres modalités, effectivement…
… peut-être expliquer un peu le totémisme, qui n’est pas très connu…
Oui. C’est très formalisé dans le livre de Philippe Descola Par-delà nature et culture [2], où il distingue quatre grandes « ontologies », c’est son terme : l’animisme [d’abord] où la totalité des éléments humains et non-humains ont une conscience et [ensuite] le totémisme où humains et non-humains sont placés sous la figure d’un élément naturel – ce sera par exemple le clan des corbeaux, le clan des kangourous, le clan des serpents, etc. Là il n’y a pas de différences réelles non plus entre humains et non-humains…
… ce sont les Indiens d’Amérique qui avaient des totems représentant les aigles et qui eux-mêmes se définissaient en caractère par rapport aux animaux…
Ça se retrouve aussi dans le monde moderne lorsque on a, par exemple, des équipes de foot qui portent des écussons animaux, lorsque les pays se définissent en fonction d’animaux : le coq français ou le chêne qui représentait la royauté française ; l’ours russe ; l’aigle allemand, etc., c’est quelque chose de l’ordre du totémisme, un reste de totémisme dans le monde contemporain. L’analogisme, autre « ontologie », est un monde éclaté où tout est réorganisé en fonction de grands principes. C’est par exemple le Yin et le Yang en Chine : tout va se répartir en fonction de ces principes-là. En France, en Europe, c’est par exemple l’astrologie : vous êtes de tel signe donc vous êtes associé à tel jour de la semaine, ou à tel animal, à telle couleur, à telle roche, à tel tempérament, etc. Là aussi, pas de différence réelle entre la nature et la culture.
Est-ce que ce ne sont pas aussi des méthodes irrationnelles pour rechercher une harmonie ?
En quelque sorte, oui, on peut dire ça. Parce que ce sont des processus religieux, et c’est une recherche d’harmonie : le principe de la religion est de répondre à une angoisse fondamentale, de donner un sens au chaos du monde. Là, c’est ce qui permet de donner un sens au chaos, effectivement.
En Occident – alors ce n’est pas qu’en Occident, j’essaie d’aborder la question dans mon livre mais ce n’est pas simple – l’institution de la distinction entre nature et culture est une manière de chercher cette harmonie. Par exemple, dans le judéo-christianisme, l’être humain domine la nature : il est le témoin de Dieu sur terre et est chargé de dominer et gérer la Création divine que Dieu a réalisée en sept jours, et c’est une forme d’harmonie. Mais une autre manière de comprendre ce clivage nature / culture, plutôt moderne ou gréco-moderne, n’est pas une recherche d’harmonie mais plutôt une recherche d’altérité, c’est-à-dire que les relations entre la société humaine et la nature sont un rapport d’altérité. Dans ces cas-là il y a un rapport d’étrangeté et d’interrogation : ce sont les Grecs – en tout cas ils sont la première trace historique que l’on a de cette relation-là – qui, en face de la nature, vont s’interroger. On va se demander : « Mais qu’est-ce que cette nature-là ? » ; « De quoi est-elle composée ? » ; « Comment fonctionne-t-elle ? » – c’est la naissance de la science. Et de l’autre côté, étant donné que la nature n’est pas [ou plus] la société, on peut s’interroger à propos de la société, la manière dont elle fonctionne, son mode d’organisation, etc. La société n’est pas liée directement au monde naturel, donc ce sera la naissance de la politique. En Grèce on a conjointement la naissance de la science et de la politique [c’est-à-dire de la démocratie] grâce à cette séparation entre la nature et la culture.
Mouvements vers la pré-modernité
Donc lorsque aujourd’hui on considère que cette configuration où il y a une différence entre sociétés humaines et monde naturel, que cette différence même est à remettre en cause parce qu’elle serait responsable des dévastations environnementales, on a en fait en perspective ces types d’organisations qui sont non-modernes, non-occidentales. Le problème est que si l’on s’y rallie on va détruire à la fois la politique en tant qu’auto-organisation [la démocratie] et l’interrogation scientifique. Cela rejoint ce que j’ai dit à propos de l’écocratie : dans un modèle de type impérial ou autoritaire, il n’y a plus vraiment de différence entre science et politique : la science va prendre la place de la politique. Dans les mondes traditionnels, c’est un peu ce qui se passe : on est dans des régimes d’hétéronomie, c’est-à-dire que la société va obéir à autre chose, non pas à un Dieu mais à une nature. La grande mode aujourd’hui de « remettre en cause l’ontologie naturaliste », c’est-à-dire de remettre en question le clivage homme-nature, est pour moi une volonté de revenir à un type traditionnel de société, et possiblement autoritaire – en tout cas assez clairement non démocratique.
C’est le wokisme…
Le wokisme en est très clairement un signe, absolument.
On voit des Afrodescendants, etc. qui parlent de « se retrouver », d’« être soi-même », un mélange de développement personnel et de sectarisme un peu ambigu, mais qui, du coup, nous font sortir de la rationalité pour imposer des idées précises, assez étranges. Donc on peut très bien manipuler ces idées-là pour le wokisme c’est-à-dire cette idée d’être « éveillés », d’être militants, et justement d’imposer des choses qui sortent du rationnel assez rapidement…
Absolument, c’est un mouvement de balancier. Le fait que nous vivions dans un monde que l’on considère comme hyper-rationnel, hyper-rationalisé induit par un effet de balancier un grand mouvement vers l’irrationnel. Ça ne date pas d’hier, mais aujourd’hui ça prend des dimensions assez inquiétantes.
Par exemple à travers l’écoféminisme aussi. Je me souviens, il avait un camp d’été non mixte écologiste et féministe intersectionnel où, en gros, ils lançaient des sorts avec le truc de réappropriation autour des sorcières et tout… Leur action politique, en fait, c’était de se rassembler entre eux et de venir jeter des sorts…
Cette histoire de sorcières et de néo-féminisme est intéressante parce qu’il y a justement une imbrication très profonde avec l’écologisme, les logiques dont nous discutons. La nature est vue comme un élément féminin depuis des milliers d’années, c’est très vieux et aujourd’hui le féminisme tient le discours suivant : la femme est oppressée exactement au même titre que la nature et, de fait, on doit « protéger la nature ». C’est le grand discours qui traverse tout l’écologisme et toute la société : la nature est à protéger, la nature est faible, c’est comme une femme qui serait violée ou souillée, il faudrait en prendre soin ; « je protège ma planète », etc. – c’est très maternel, très maternant, très idéologique. Il y a quelques siècles le discours était exactement contraire : la nature était à conquérir, à labourer, à ensemencer, à exploiter. Il y a juste un retournement de signes à propos de la nature : elle a été négative, aujourd’hui elle est positive, entièrement positive.
Cela dénote toute une idéologie extrêmement lourde, que je peux pas détailler ici et qui est fausse, une idéologie qui repose sur une pure illusion : la nature, évidemment, n’est ni bonne ni mauvaise, ni en danger ni à protéger en elle-même. Il y a effectivement des dévastations écologiques contre lesquelles il serait urgent de prendre des mesures, c’est absolument évident, et qui sont décuplées par la société occidentale, en gardant toute mesure ; mais le point principal de l’affaire est que la nature n’est pas à part de l’être humain : non seulement nous appartenons de fait à la nature parce que nous sommes des organismes, mais la nature en elle-même n’est pas à part de la société. Dans toutes les sociétés il y a un entrelacement très profond entre le monde naturel et le monde humain. La planète entière, la presque totalité des milieux et des écosystèmes a été modifiée par l’activité humaine depuis des milliers d’années – la planète est anthropisée. Il n’y a pas une nature à part, [vierge] que l’homme viendrait de découvrir et se mettrait à massacrer ; il y a des forêts qui sont entretenues, la forêt amazonienne, les forêts tropicales, les déserts avec les oasis, les bocages normands, les champs, les plaines alluviales, etc. sont entretenus et modelés par l’humanité depuis longtemps. L’humain a créé des espèces, les espèces domestiques, a créé des paysages, créé des écosystèmes entiers : il y a une interpénétration très profonde. Donc ce qui est à rechercher n’est pas du tout la protection d’un élément extérieur mais l’établissement de relations équilibrées, intelligentes avec le milieu naturel. Il me semble que le décalage est fondamental – « protéger la nature » est une pure illusion.
Une écologie politique de gauche ?
Dernier lieu commun que je voulais aborder, peut-être le plus important, c’est le fait que l’écologie politique est de gauche ou d’extrême gauche ». Cela est convenu dans à peu près toute la mouvance écologique : « nous sommes évidemment de gauche et d’extrême gauche… L’écologie de droite n’existe pas, ça c’est tout à fait vrai : les gens de droite n’ont pas grand-chose à dire sur l’écologie. Le livre qui vient de sortir de Bérénice Levet L’écologie ou le fantasme de la table rase [(Éd. L’Observatoire, 2022)] est très bien en ce sens qu’il dénonce, même si c’est un peu superficiel, la dérive wokiste de l’écologie actuelle, mais l’auteur n’a pas grand-chose à dire quant au fond, c’est très vide.
Par contre, l’écologie politique est-elle réellement de gauche ou d’extrême gauche ? Effectivement, ça s’est institué dans les années 1960-70 en même temps que le grand mouvement des années 60 qui est une reprise, en gros, du mouvement révolutionnaire, et à travers la lutte pour la défense de l’environnement : les luttes anti-nucléaires, le retour à la terre dans certains milieux, etc. Il y a eu [alors] un ancrage à gauche. L’écologie [politique] est apparue à ce moment-là, mais en réalité ses racines sont beaucoup plus profondes et beaucoup plus diverses. Lorsque l’on fait réellement l’histoire du mouvement écologiste, c’est une erreur fondamentale – que font la plupart des gens qui s’y intéressent – de s’arrêter, ou de commencer plutôt, aux années 1970. Les racines en réalité sont multiples et ne sont ni de gauche ni de droite. Je pense par exemple au mouvement romantique des XVIIIe et XIXe siècles qui fut un énorme mouvement contre la rationalité qui était en train de se généraliser à l’époque – c’est la naissance de la société moderne industrielle ; le romantisme est une réaction à ça, qui vante le l’irrationnel, le rêve, la féminité, l’émotion, la violence… C’est un mouvement qui n’est pas franchement à gauche : il est à la fois de gauche et de droite ; il a inspiré aussi bien Adolf Hitler que Sigmund Freud ou même une partie du mouvement marxiste. Beaucoup de racines de l’écologie se trouvent évidemment dans le monde scientifique, dont l’écologie [scientifique] en elle-même : le mot a été créé en 1866, la discipline s’est développée à la fin du XIXe et au début XXe, et ce n’est pas nécessairement une discipline de gauche – pas du tout même, on a eu beaucoup d’écologistes qui étaient plutôt de droite.
Ce qu’on appelle « gauche » et « droite » n’est pas forcément simple… Souvent on dit que la droite c’est juste ce qui n’est pas de gauche, et quand on parle de gauche, on parle de progressisme et notamment de marxisme, qui était pro-industriel. Quand on voit, par exemple, le résultat de l’URSS ce n’est pas forcément très écologique comme manière de voir le monde, c’est l’exploitation… Après on peut toujours dire que ce n’était pas vraiment le communisme, que c’est du capitalisme d’État, ce qui est vrai, mais c’est ce qui a été vu aussi par la gauche anticommuniste au moment de la création du mouvement écolo…
Oui, absolument, c’est toute l’ambiguïté du mot « gauche », de ce que l’on entend par gauche… Ce qui est vrai est que le mouvement écologiste puise en partie dans le mouvement ouvrier et notamment chez les luddites, les mouvements anti-technologiques qui continuent aujourd’hui sous d’autres formes évidemment. Il y a eu les naturiens, les communautés libertaires du tout début du XXe siècle durant la belle époque, des gens qui partaient exactement comme les soixante-huitards pour établir des communautés à la campagne et renouer avec la nature, le vocabulaire est extrêmement proche dans les utopies qui sont décrites aussi ; dans le mouvement ouvrier on retrouve des éléments écologiques assez fréquemment… Le problème est que la gauche se réclame du mouvement ouvrier mais la gauche historique, et particulièrement la gauche totalitaire, en a été le fossoyeur. Alors effectivement, le mouvement des années 1960 a été un authentique mouvement démocratique – où je me reconnais en grande partie – qui tentait de se réapproprier les racines historiques de la gauche, mais il se trouve que son destin a été le même que pour le marxisme : il s’est institué un mouvement, que l’on a essayé de décrire au début, qui est devenu complètement surplombant, hors du peuple, ne tenant plus du tout compte des aspirations populaires, décrétant que l’Occident devait être réformé de toutes les manières et qu’il était même détestable, embrassant aussi un millénarisme plus ou moins délirant – je pense au maoïsme qui a suivi, au situationnisme, etc. Donc dire que l’écologie [politique] est de gauche est d’abord faux historiquement, [ensuite] pose la question de ce qu’est la gauche et [enfin,] au fond, il y a une question aussi qui est importante et à propos de laquelle se gaussent les gens de droite : c’est que l’écologie est d’abord un conservatisme, un écologiste au quotidien, c’est avant tout un conservateur, ce sont des gens qui n’ont pas envie que leur environnement naturel soit modifié, bouleversé et change en permanence. Là-dessus, il y a une contradiction fondamentale qu’aucun écologiste ne veut affronter : l’écologie est d’abord un conservatisme et la gauche c’est un progressisme fou.
C’est pour ça que je disais que la droite est décrite comme l’inverse de la gauche, on ne pose pas de questions… Mais c’est vrai qu’il y a une énorme différence si on regarde de plus près. Dans la droite, entre les conservateurs en Angleterre, c’est plus criant parce qu’ils ne sont pas exactement les mêmes que la droite libérale progressiste, qui elle est contre l’idée même d’écologie la plupart du temps. Alors que les conservateurs qui sont classés à droite, finalement, veulent conserver la société telle qu’elle était – c’est peut-être caricatural, je ne connais pas ce mouvement-là. Mais effectivement on peut voir les sources de l’écologie : la conservation des forêts même, si on a besoin de mettre une cité-dortoir à tel endroit, la gauche va pousser pour détruire cette forêt-là contre les conservateurs avec leur côté romantisme, etc. qui, eux, vont vouloir préserver le milieu naturel tel qu’il était. Alors c’est souvent vu comme de droite…
De droite si l’objectif est de conserver – on peut en discuter mais moi, de ce que j’entends, c’est très largement de conserver, voire de revenir à l’état antérieur. Alors on est complètement dans la réaction, c’est quasiment du zemmourisme, là pour le coup on est vraiment à droite.
En France la droite est dans une pure incohérence, aussi, puisque ce sont des gens à la fois conservateurs et capitalistes, c’est-à-dire pour la modification à tous crins des modes de vie et des modes de consommation en permanence, l’apparition de nouveaux besoins, etc. – et en même temps la conservation des mœurs. La droite est en pleine contradiction, c’est extraordinaire, et les écologistes pas moins puisqu’ils sont pris dans le progressisme woke alors que ce sont des conservateurs… Ils peuvent s’en sortir en disant qu’ils veulent conserver le milieu naturel mais veulent aussi que la société, elle, évolue ; mais c’est une contradiction encore plus profonde, puisqu’ils postulent une séparation nette entre la société et la nature, comme si on pouvait conserver la nature sous cloche, qui ne bougerait pas, pendant que la société, elle, évoluerait d’une manière ou d’une autre, dans telle direction ou dans une autre. On a vu que c’était faux : il y a une interaction permanente. Si vous voulez conserver les milieux tels qu’ils sont, les écosystèmes tels qu’ils sont, il faut les sociétés qui vont avec ; si vous voulez des forêts entretenues comme dans l’ancien temps, il faut que des gens aillent faire paître des moutons ou des cochons dans les forêts, il faut des gens qui aillent chercher le petit bois pour débroussailler, etc., etc. C’est une vraie question et je ne la vois traitée nulle part, elle est recouverte en fait par un tombereau de démagogie, d’illusions et d’idéologie.
Quelle nature veut-on ?
On est dans le consumérisme, aussi, là-dessus : on veut une société telle qu’on l’imagine, peu importent les contradictions…
… et on veut aussi une nature telle qu’on se l’imagine, c’est-à-dire qu’en fait on veut une nature qui corresponde vraiment à la clientèle écologique : une nature où on va le dimanche pour se promener, on veut qu’elle soit belle, on veut respirer l’air pur, que ça sente bon, on ne veut pas que ça sente la bouse, on veut qu’il fasse beau… C’est la nature des écologistes, en fait, c’est une nature de récréation. C’est pour ça que je parlais de l’absence [dans les mouvements écologistes] des travailleurs de la nature qui, eux, ont un contact très différent avec la nature : un paysan, un agriculteur, un marin pêcheur, un jardinier n’ont pas du tout le même rapport aux milieux naturels que le bobo qui est en contact le dimanche ou durant les vacances lorsqu’il va en Thaïlande ou à Bornéo. Ça pose la question, justement, qui me semble la plus centrale de l’affaire : la question de la nature que nous voulons.
En fait l’écologie est une révolution ce sens où elle pose non seulement la question « quelle société veut-on ? » mais aussi « quelle nature veut-on ? ». Est-ce que l’on veut une société et une nature telles qu’elles sont aujourd’hui ? Dans ce cas, il faut qu’on ajuste nos activités pour juste entretenir les milieux en l’état – mais lorsque l’on voit la Beauce on n’a pas envie de la laisser telle quelle : ce sont des open fields à perte de vue, c’est horrible, les sols sont en train d’être dégradés… Donc on ne veut pas la nature telle qu’elle est aujourd’hui, on veut la nature telle qu’elle était hier. Mais la nature telle qu’elle était hier… c’est quand hier ? Il y a 50 ans ? Il y a cent ans ? Avant la révolution industrielle ? etc. Donc même le côté conservateur de l’écologie n’a pas beaucoup de sens. L’écologie politique devrait poser la question : « quelle nature veut-on ? »… On veut quel type de nature ? Une nature récréative où on va effectivement pour se promener, faire du VTT, etc. ? Ou veut-on une nature avec laquelle on a des relations beaucoup plus proches ? Mais, dans ces cas-là, cette nature, c’est par exemple celle des chasseurs – et là, entre les chasseurs et les écologistes, il y a une non-entente absolue… Pourtant les chasseurs, ce sont les peuples autochtones qui maintiennent une relation millénaire, plurimillénaire même, avec un milieu naturel, et ils sont incapables de parler aux écologistes. Là on a deux natures qui…
… tu idéalises un peu le chasseur…
… non, je n’idéalise pas du tout. Dans tous les pays il y a un mépris pour les peuples autochtones qui vivent dans la nature, c’est très étonnant. Alors nous, ici, on défend les peuples d’Amazonie contre Bolsonaro qui est absolument terrible, qui ouvre les forêts aux orpailleurs et aux miniers, etc. alors que les Indiens sont des gens bien, qui vivent « en harmonie avec la nature », etc. Mais pour nous, en France, les gens qui vivent effectivement avec la nature depuis longtemps sont des gros beaufs – on connaît bien le sketch des Inconnus – ce sont des fascistes, hors de question de leur parler, etc. La réalité est plus complexe que ça, d’un côté comme de l’autre. Mais ce dialogue-là est absolument impossible et on voit bien qu’il y a deux représentations très différentes de la nature.
Comme tu le présentais, en fait, on pouvait voir [les chasseurs] comme des gens très conscients de ce qu’ils faisaient, etc., alors que c’est aussi le côté hobby, classique…
Il y a ça, c’est clair, je ne prends pas du tout parti dans cette histoire, je dis juste que, à la limite, je préfère avoir en face de moi des gens qui savent de quoi ils parlent : un écologiste qui vit dans ses cent mètres carrés à Paris, qui se promène à travers le monde en prenant des photos, la nature, pour lui, c’est ce qu’il voit à travers son smartphone et j’ai beaucoup de mal à le qualifier d’écologiste, surtout quand il travaille chez Apple où Hewlett-Packard, ce qui est le cas de beaucoup d’entre eux… Je préfère un chasseur qui, effectivement, vit, est en contact avec une nature qui est rude, qui n’est pas une nature bonne en soi, qui n’est pas mauvaise non plus, et avec laquelle il a une vraie relation, animale en quelque sorte. Donc la question « quelle nature on veut ? » pose avec acuité la question « quelle société on veut ? », évidemment. L’écologie dans son principe même, même l’écologie en tant que science, pose la question de la société que l’on voudrait.
Écologie politique et science écologique
Juste une question par rapport à ça : n’y a-t-il pas, aussi, des citoyens qui ne passent pas forcément par la science ? je pense aux sociétés protectrices des forêts, etc. Il y avait des choses comme ça, juste la préservation d’un milieu naturel, des rivières, des lacs…, où l’on ne va pas forcément se tourner vers la science pour entreprendre une action écologique.
Oui, effectivement : une des sources de l’écologie est ce souci de conservation des milieux naturels – en tout cas des milieux qu’on dit naturels – et ce peuvent être des citoyens qui se mobilisent pour le maintien de telle rivière, de telle forêt, la préservation de telle espèce, etc. Mais, très rapidement, le langage que l’on veut entendre est celui des scientifiques. Un des gros problèmes, une des contradictions très profondes de l’écologie politique aujourd’hui est qu’elle met au centre le discours scientifique : un vrai discours écologique doit avoir un fondement scientifique. Et c’est un gros problème, dont on parlera d’ailleurs, parce que ça délégitime immédiatement le citoyen. On voit notamment à propos de l’impact des éoliennes : on avance énormément d’arguments de type esthétique, on dit que ça défigure le paysage – ce qui est un très bon argument – mais beaucoup de gens et surtout les écologistes veulent entendre des arguments scientifiques : donc il va y avoir le bruit, il va y avoir une nuisance pour les oiseaux et les chauves-souris, il va y avoir des conséquences en termes de bétonisation du sous-sol, etc. : ce sont des arguments scientifiques. Un des gros paradoxes justement de l’écologie politique est que, de fait, elle va éloigner le citoyen de la nature puisqu’elle ne veut entendre de discours sur la nature que provenant de la science – et si vous doutez de la science, vous êtes par exemple un climato-sceptique ou un réactionnaire, ou autre chose encore. Donc l’écologie politique telle qu’elle existe aujourd’hui accompagne la grande rationalisation qu’elle dénonce par ailleurs.
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