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3 – Modifications actuelle [de la personnalité tunisienne, vers 1965]
Prenons la même société maintenant autour de 1965, quinze ans après 1950 et dix ans après l’instauration d’un nouveau régime issu de l’indépendance. Qu’y verrons-nous ? Qu’est-ce qui a pu changer et qu’est-ce qui a pu perdurer ?
Le colonisateur est parti, un nouveau pouvoir national avec des hommes nouveaux a pris sa place et établi un contrôle sui le pays jamais atteint jusque-là ; la petite-bourgeoisie provinciale, guidée par son intelligentsia, a mis la main sur l’appareil d’État en se faisant épauler par des éléments baldî ou plus rarement makhzen, qui n’appartiennent pas cependant à la couche supérieure de leur classe. Ainsi la petite-bourgeoisie est-elle devenue bureaucratie puis bourgeoisie, alors que de nombreux éléments issus du peuple se constituent à leur tour en une large classe petite-bourgeoise. Le monde bédouin est écrasé, il se détribalise et connaît une paupérisation générale. La Grande Mosquée est détruite et le milieu qui lui était associé est défait, dissous, tout en maintenant des affinités intellectuelles et idéologiques secrètes entre ses membres, qu’ils soient aristocrates ou provinciaux, par-delà donc les différenciations purement sociales. Les anciennes aristocraties ne participent en rien aux responsabilités ; exclues du pouvoir, elles ne sont pas toutefois dépossédées de leurs patrimoines agricoles, mais ceux-ci sont émiettés et perdent beaucoup en valeur relative. L’État contrôle l’économie, l’éducation, l’information. Hydre tentaculaire, il impose ses modèles et ses schémas aux esprits et jouit durant toute cette période d’un grand prestige conjugué avec de la peur ou de la convoitise. Ses buts avoués sont l’unification et la construction d’une nation moderne, le développement économique, une plus grande justice sociale, la modernisation des mœurs et des mentalités.
Du point de vue économique, l’agriculture se mécanise et l’économie de subsistance régresse, d’où l’importance accrue attachée à l’argent. Des industries naissent, qui développent le salariat ; le secteur tertiaire et administratif s’enfle démesurément, cependant que l’ouverture à l’aide extérieure prend d’énormes proportions.
Le changement des structures politiques, économiques et sociales, n’est pas radical dans l’absolu et touche inégalement les divers secteurs de la société. Néanmoins, il est suffisamment massif pour pouvoir provoquer des modifications dans la personnalité de base. Autre constatation qui a son importance : le style du régime, la tonalité des rapports sociaux, la structure des idéaux dominants de la Tunisie bourguibienne, sont le pur produit de cette même personnalité déjà décrite, dont des éléments se trouvent privilégiés et développés, dont d’autres au contraire sont mis en sommeil ou resurgissent sous une autre forme.
1. Tout d’abord, l’élan donné à l’émancipation de la femme et les réformes intervenues dans le domaine du statut personnel ont remanié l’allure de la sexualité. L’infini de la distance entre les deux sexes, sans être comblé, est rapproché, la mixité a progressé dans les classes urbaines et dans l’institution scolaire. D’où une baisse de la répression, une moins grande peur de la femme, une plus grande fréquence des rapports sexuels et érotiques, à l’âge adulte comme dans l’adolescence. L’homosexualité reflue nettement dans les couches bourgeoises citadines, dont la jeunesse est moins inhibée à l’égard de l’élément féminin. Elle reste par contre attractive pour les jeunes ruraux scolarisés qui gardent encore, très fortes, leurs inhibitions et leur morale de l’honneur. Si d’un autre côté, l’afflux du tourisme a accentué dans la jeunesse la libération hétérosexuelle, y compris dans les rangs de la jeunesse populaire et provinciale, il a provoqué l’éclosion de perversions et fait naître la prostitution homosexuelle. En somme, l’émancipation sexuelle relative a débloqué les inhibitions mais dans tous les sens : paradoxalement, elle a exalté autant l’hétérosexualité que l’homosexualité. Elle se développe anarchiquement, profitant des brèches ouvertes dans la forteresse des institutions extérieures, le Surmoi, fragile, n’étant pas préparé à assumer cette liberté nouvelle. Un peu partout, dans les cercles proches du pouvoir, chez les nouveaux riches, dans la petite-bourgeoisie frottée de modernisme, dans les classes populaires des villes, il y a un véritable déchaînement de la sexualité, à la fois défoulement et signe d’un dérèglement fondamental des mécanismes d’autorégulation et d’autorépression. Et pourtant, c’est sur le fond d’une telle frénésie, qu’épaulent largement les appétits matériels et la misère matérielle, que la femme fait l’apprentissage d’une sexualité libérée de ses tabous, se fait élément actif dans l’accouplement, apprend à vaincre ses inhibitions, effleure même par moments la sphère de l’amour-sentiment.
Mais que l’on ne se fasse pas d’illusions en généralisant à toute la société un phénomène partiel, quoique hautement signifiant. Dans sa majorité, la société reste répressive, dominée par l’homme, par l’institution du mariage, donc par le tabou de la virginité et le garde-fou de la jalousie. Celle-ci, toujours dominante, n’en est pas moins en voie de régression : il lui arrive de se taire devant d’autres passions nouvellement surgies, l’intérêt, l’ambition par exemple, ce qui prouve bien qu’elle n’est pas un élément indéracinable et qu’elle peut se dissoudre ou être refoulée dans un autre arrangement des buts du Moi.
Les disciplines de base (sevrage et éducation sphinctérielle) n’ayant pas changé, la structure de la personnalité profonde reste la même. L’enfant et l’adolescent sont encore peu aptes à maîtriser leurs pulsions, à régler leur émotivité, à s’autodiscipliner. Les frustrations demeurent grandes et sont davantage ressenties, parce que les comparaisons s’imposent plus nettement à l’esprit. Mais l’institution scolaire a étendu les mailles de son filet sur l’univers infantile : elle coule la personnalité de l’enfant dans son moulé, en élague les aspérités, y introduit un minimum de discipline intellectuelle et lui fait intérioriser les idéaux de la modernité. Il ne faut pas cependant s’attendre à ce qu’elle touche les niveaux profonds de la personnalité, plus sensibles aux schémas irradiés directement du pouvoir et charriés par les mass media. La personnalité tunisienne reste une personnalité simultanément relâchée et anxieuse. Mais l’anxiété a pu changer d’objet et, de toute manière, avec les progrès de la sécurité publique et l’ouverture sur l’extérieur de l’univers clos de la famille patriarcale, elle a notablement baissé. L’agressivité, toujours très forte dans les rapports entre enfants, en particulier dans le monde populaire du sous-prolétariat urbain, a désarmé partout ailleurs dans l’univers adulte pour connaître un retour de flamme tout récemment. C’est qu’elle s’est défoulée partiellement dans la lutte coloniale et que maints éléments de la pègre ont été récupérés et encadrés par le pouvoir. La naissance d’une conscience nationale homogène, dans la foulée d’un enthousiasme populaire, les espoirs de montée sociale, la force de l’encadrement par le parti et l’État, le rayonnement du groupe dirigeant et de son chef, la permanence du contact et, par moments, la communion entre l’État et les masses ont fait le reste. Le Tunisien prend conscience de lui-même comme homme, il a soif de l’approbation de l’extérieur : son narcissisme, flatté, va contrebalancer son agressivité. Il sent enfin toute la force du pouvoir -véritable substitut du père -et en prend peur. Le groupe dirigeant, dans le même temps qu’il garde des rapports affectifs avec sa base et son milieu originel, morigène, réprime, effraie sans toujours frapper. Il se donne surtout comme modèle, concentre sur sa tête toutes les valeurs de prestige, s’élève au-dessus du reste de la société, éveille l’admiration voire la fascination. Ainsi l’inégalité sociale, quand elle est acceptée, quand elle éveille l’identification et excite les instincts de soumission, se révèle-t-elle un facteur éminemment modérateur de l’agressivité. En revanche, l’agressivité dans les grandes villes occidentales, fille de l’anonymat et des conditions de vie, est l’envers d’une démocratisation des rapports interpersonnels.
En réalité, ayant régressé comme mode de protestation et d’auto-affirmation, sous sa forme franche, ouverte et physique, l’agressivité a glissé du plan individuel au plan social [1]. Pendant les premières années de l’indépendance, l’unanimisme national a camouflé les tensions de la société et obnubilé les implications sociologiques de l’indépendance. Le vide de cadres a, par ailleurs, créé un appel d’hommes, a élargi l’assiette de l’État, donnant à chacun l’illusion qu’il peut participer au cercle magique du pouvoir. Mais bientôt la classe dirigeante se consolide et prend forme, elle se ferme et se compte, prend ses distances vis-à-vis du reste de la société et clôt l’ère de l’innocence et des faux espoirs. Le pouvoir devient, de loin, l’élément prédominant de la constellation de prestige : il est le point focal où viennent se déverser plaisirs, argent, respect, avec des moyens décuplés par rapport à ce qui existait vingt ans auparavant. Ainsi l’aliénation de la société face à l’État apparaît-elle comme un phénomène majeur, mais, reposant au début sur l’identification, elle tendra de plus en plus à s’exprimer par une intense jalousie. Refoulée dans les couches populaires les plus démunies, où elle explose sporadiquement, la jalousie intrasociale est déchaînée d’une manière permanente dans toutes les catégories aisées : aristocratique, bourgeoise, semi-bourgeoise, parmi les intellectuels, dans les professions libérales. Elle ne prend pas seulement pour cible le monde du pouvoir, elle devient un comportement « intégré », un pli, un réflexe ancré dans la personnalité, mobilisant les instincts agressifs, sécrétant la ratiocination, l’insatisfaction, faisant d’une bonne partie de la société tunisienne une société obsédée, malade de la politique, malade d’elle-même. L’évacuation de grand nombre de valeurs traditionnelles – religieuses, sociales, intellectuelles – n’a pas pour autant été compensée par l’introjection de valeurs authentiquement modernes qui guideraient l’action et baliseraient la route des ambitions. L’archaïque et le nouveau s’entremêlent et se renforcent mutuellement pour donner une structure bâtarde mais néanmoins cohérente.
2. C’est ainsi que si la forme de l’État est le produit de la personnalité de base, elle est aussi un instrument adapté à certains éléments de cette personnalité dans le corps social. Au niveau le plus élevé, le despotisme est la traduction politique fatale de la structure narcissique du Moi du dirigeant, mais, faible, ce même pouvoir tomberait sous les coups de la même structure dans la société, d’une agressivité libérée, de la masse immense des convoitises et des frustrations. À tous les niveaux de la bureaucratie, l’enflure du Moi se fait sentir : tout homme qui détient une parcelle du pouvoir se comporte comme un mégalomane et tel qui, hier, souffrait comme citoyen d’être maltraité, répète aujourd’hui le même scénario s’il se trouve assis à la place du bureaucrate. Sans doute pourrait-on appliquer un schéma adlérien à la structure d’un pareil Ego, sans doute aussi pareil comportement caractérise-t-il particulièrement la personnalité populaire et petite-bourgeoise à fond rural, mais il est suffisamment généralisé pour nous donner à réfléchir sur la puissance corruptrice du pouvoir humain. Dépossédée du pouvoir, la personnalité tunisienne était, par certains côtés, plus équilibrée et plus saine, mais « l’histoire progresse par ses mauvais côtés », nous l’avons assez suggéré tout au long de cette étude pour ne pas nous en étonner.
À supposer donc qu’au sommet l’État soit mû par les impératifs les plus rigoureux de la rationalité, il ne pourrait échapper à la base à la matière humaine qu’il utilise non moins qu’à celle qu’il enserre et encadre.
La structure spécifique des liens de parenté, la vigueur persistante du lien tribal et régional, pour prendre un exemple, déforment toute articulation rationnelle de l’État, toute marche autonome des institutions. L’État est donc tout aussi inapte à éduquer la société que la société à éduquer l’État. Si l’État a exaspéré la constellation de dépendance et de prestige, plutôt que les aptitudes présentes en chacun à un véritable développement de sa personnalité, donc à une action rationnelle et efficace, la personnalité de base de « l’individu dans sa société » s’est montrée particulièrement disposée à accueillir ce qu’il faut bien appeler une embardée hors du bon chemin. Si l’État a été bien inspiré de briser les forces de rébellion, d’insoumission, de domestiquer l’instinct d’agression et la constellation de la virilité qui s’étaient constamment dressés contre lui dans le passé, il l’a été bien mal en encourageant l’extension à toute la société du système des faveurs et du réflexe de soumission, système qui n’était jusque-là que l’apanage de l’aristocratie gouvernementale. Aujourd’hui, « l’ingratiation », pour reprendre ce mot à Kardiner, est devenue un trait dominant de la personnalité de base.
Mais cette même personnalité a fait des pas importants dans la voie de la rationalisation des techniques de pensée, et positivement, et négativement en expulsant au maximum hors de son horizon la mentalité magique. Un long chemin reste toutefois à parcourir avant que naisse la pensée critique, que de la gangue de la naïveté universelle se dégage l’intelligence lumineuse, que se libère le jugement objectif de toutes les impuretés subjectives qui l’enrobent et le déforment…
4 – Extension à toute l’aire arabe
Dans quelle mesure ce tableau, en deux temps, de la personnalité collective tunisienne peut-il être étendu à l’ensemble du monde arabe ? Pour ce qui est du Maghreb, il peut l’être sans discussion mais avec ses nuances et ses variations sociologiques, avec aussi quelques correctifs. La personnalité berbère, au Maroc et en Algérie, en voie d’absorption ou de dissolution, garde néanmoins des traits spécifiques au niveau le plus profond du Moi, par exemple cette rectitude qui se mue facilement en rigidité, un esprit collectif en même temps qu’individualiste, une agressivité latente prête à défier le mur du réel… Les régimes politiques, ici et là, ont en général domestiqué l’individualisme anarchiste et provoqué une mutation dans le sens de la soumission. Mais, en Algérie, le regain des forces islamiques, longtemps refoulées, favorise la remontée du virilisme du mâle et pérennise une structure archaïque de la sexualité. Au Maroc, un traditionalisme conscient, comme méthode d’emprise politique, se conjugue avec un pseudo-modernisme pour rejeter les énergies soit vers la passivité, soit vers un hédonisme conquérant et primaire.
Partout, d’un bout à l’autre du Maghreb, les valeurs de prestige sont exaltées, partout le politique pèse d’un poids très lourd. Nulle part les élans les plus nobles du Moi, en tant que monde par lui-même, ne trouvent à s’employer. Relisant récemment l’ouvrage de Berque sur le Maghreb colonial [2], j’ai été saisi d’un profond malaise : c’était un univers qui ignorait véritablement l’ambition spirituelle, qui était littéralement fermé à l’histoire de l’homme. C’était le monde de la vie, de la passion de vivre [3], non celui de la spiritualité se réfléchissant en elle-même. Si bien que je me suis demandé si notre problème de fond n’était pas un problème de la civilisation ou de la culture.
Dans la mesure où l’État s’installe aujourd’hui dans la généralité, il se fait niveleur et destructeur, mais si cette destruction est un moment nécessaire, ce moment est par là même dépassable et doit être dépassé.
Il est à peu près sûr que la personnalité de base au Machrek est très proche de ce schéma, avec des dominantes diverses. En Égypte, ce qui prévaut serait le narcissisme, cependant qu’en Irak ou en Arabie ce serait l’agressivité. Là aussi, le prestige est maître et le virilisme, là aussi les techniques de pensée restent traditionnelles, cependant que les réseaux de parenté écrasent toute velléité de rationalisation de l’État, toute aspiration individuelle à une vie libre. La rigidité arabo-berbère, atténuée au Maghreb par la vigueur de l’influence européenne, cède la place dans les pays non méditerranéens de l’intérieur du Machrek à une violence orientalo-bédouine fortement marquée par les siècles de décadence. Les pays méditerranéens, plus structurés, sont déchirés entre des schémas paysans ou bédouins qui sourdent de l’intérieur et les schémas urbains de l’humanité levantine, humanité sans consistance, sans combativité, vivant sur de fausses grandeurs, mais tout de même affinée et cultivée.
On peut donc parler d’une personnalité de base maghrébine et d’une personnalité de base machrékine différenciées dans le détail mais semblables pour l’essentiel, qui participent d’une même personnalité large de l’humanité arabe contemporaine. Celle-ci est du reste en voie d’unification depuis la fin de l’ère coloniale, en rapport avec la mise en place générale de structures sociales et d’institutions similaires, parce que les rapports humains, encore que faiblement développés, s’intensifient à l’échelle des classes dirigeantes ou de certains secteurs de l’intelligentsia.
Qu’est-ce qui, dans cette personnalité, devrait changer (et comment ?) et qu’est-ce qui devrait persister ? Un changement qui équivaudrait à une aliénation dans des structures étrangères ne serait évidemment ni valable ni possible. Des individus peuvent s’européaniser – et encore jamais tout à fait – mais non une collectivité entière, riche au demeurant de son passé et de son humanité.
Il y aurait lieu de séparer ici la forme dynamique de la personnalité du contenu de valeurs et d’objectifs qui orientent son activité, Le premier volet du diptyque est le plus difficile à manier car il correspond à la partie la plus profonde et la plus essentielle. Sans doute pourrait-on agir sur les disciplines de base en les renforçant quelque peu par une éducation appropriée. Reste tout le poids d’une vie familiale axée sur l’excessive autorité paternelle, génératrice d’anxiété et d’agressivité, qui pèse lourdement sur l’enfance et la pré-adolescence. Il est clair qu’on ne peut pas éduquer un père déjà formé et que, du reste, tout cela renvoie ù une structure familiale objective qui ne muera que lentement et en rapport avec une mutation des structures matérielles dans la société. C’est ici qu’on sent l’invisible chaîne qui soude entre elles les générations et qui constitue la trame même de l’histoire. Au reste, nous n’aimerions pas que le caractère profond de l’homme arabe change du tout au tout : supprimez la solidarité familiale et vous supprimerez la chaleur humaine, éliminez toute agressivité et vous éliminerez peut-être tout spontanéisme. Nous savons tous que bien des traits du Moi européen ne nous semblent pas valables, à commencer par cet individualisme sec, cet esprit froidement calculateur, fruits de la rationalisation autant que de la dislocation du lien familial. Mais nous pressentons bien que la servitude parentale barre la route à tout épanouissement de la personne. En dépit de la terrible montée des appétits, l’homme arabe n’est pas encore l’esclave de l’argent et il y a encore en lui des réserves de don de soi que l’intrusion d’un capitalisme outrancier pourrait tuer.
Il est difficile de penser aussi que quinze siècles d’hégémonie masculine et de répression sexuelle pourraient s’évanouir devant l’attrait d’une modernité libératrice. Mais tout le problème consiste à réorienter correctement les résistances et à les combiner d’une manière originale avec les changements nécessaires.
Une réforme radicale des institutions sociales fondamentales pourrait apporter beaucoup. De nouvelles adaptations surgiront, qui bouleverseront l’économie du moi. Ce qui restera et devra rester, c’est un noyau profond, une manière d’envisager le rapport inter-humain, une manière d’affronter la joie et la douleur, la vie et la mort. L’homme arabe pourrait se libérer de ses phantasmes sexuels, de son anxiété, de son narcissisme, de ses boursouflures, ressentis tous ensemble comme revêtement adventice du Moi, et néanmoins rester généreux, résigné de cette belle résignation, sensible à l’approbation d’autrui, chaleureux, spontané dans les limites du raisonnable, toujours prompt à répondre à l’appel de la Muruwwa, de la solidarité, de la fraternité communautaire.
Il ne s’agit donc pas de faire de l’homme arabe un Occidental, mais de faire en sorte qu’il retrouve en lui-même les éléments d’une nouvelle structure, qu’il réinvente son Moi et sa vie, aussi bien à partir des meilleures parts de son passé qu’à partir d’une intériorisation correcte et mesurée des conquêtes de l’humanité moderne. Dans l’économie de sa personnalité, l’homme arabe est plutôt dominé par une affectivité vigoureuse. Cette affectivité verra s’atténuer ses poussées par une moins grande répression, par une plus grande rationalisation, par les progrès de la discipline. Atténuer seulement – fort heureusement –, et, pour ce qui en reste, réorienter vers des buts de vie utiles et prometteurs de satisfaction. De la même façon, la fragilité des instances internes de contrôle et de répression est susceptible de s’amenuiser par les progrès de l’éducation, par une réforme religieuse bien conduite, par une diffusion d’idéaux exigeants.
Rien de tout cela n’est impossible. Tout est lié aux changements des institutions primaires mais aussi et non moins essentiellement à la diffusion par les noyaux entraîneurs de la société d’idéaux adéquats et de vraies valeurs. L’homme occidental du Xe siècle était, dans sa structure mentale, instable, violent, très dépendant des solidarités lignagères [4], puéril même, d’un égoïsme forcené et quasi animal. À la fin du Moyen Âge, Huizinga a pu parler de « l’âpre saveur de la vie » , d’un comportement tout en pulsions et bâti sur un arrière-monde de phantasmes [5]. L’homme de la Renaissance lui-même était tout aussi instable, voluptueux, cruel et c’est petit à petit que la Réforme a façonné les bases du Moi intérieur. Rien n’est donc fatal en nous, tout n’est pas mauvais, comme tout n’est pas le modèle de la raison, de l’intelligence et de l’amour en Occident. Et après tout, l’Amérique, si infantile par maints côtés, n’écrase-t-elle pas du poids de son économie et de sa puissance la vieille Europe elle-même ? Si fatalité il y a, elle est dans l’histoire la plus secrète, non dans l’homme, et c’est elle qu’il faut briser.
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Reste à poser le problème du contenu de la personnalité, c’est-à-dire les valeurs et les idéaux qui la font vivre et guident son action et son dynamisme. Nous y avons constamment fait allusion au cours de notre analyse comme au problème crucial de nos sociétés, comme au cœur même du devenir historique. Si le changement est fortement déterminé par l’évolution des structures matérielles -techniques, économiques, sociales -, il n’est pas moins vrai que de nouvelles structures de la conscience déterminent encore plus largement les mutations objectives. Il s’agit d’un double mouvement complexe et mal élucidé, et l’on discutera encore longtemps pour savoir si c’est le protestantisme qui a donné une pulsion décisive au développement du capitalisme ou si c’est la naissance d’un milieu bourgeois qui a entraîné une adaptation du christianisme à ses besoins. Au sein même de la sphère des idéaux, il y aurait lieu de différencier entre l’esprit profond d’une société et les valeurs explicites qui en sont la traduction partielle et superficielle. Il est évident, comme nous le verrons plus loin, qu’un volontarisme idéologique visant à une mutation des idéaux qui ne s’accrocherait pas elle-même à des mutations correspondantes dans la réalité objective n’aboutirait à rien. Mais inversement, le schéma marxiste d’une primauté sans faille de l’infrastructure matérielle nous semble irrecevable ; et de fait, l’évolution de l’histoire contemporaine dans le sens marxiste, quand elle a lieu, est beaucoup moins le fruit de la spontanéité du jeu des structures que celui de l’idéologie marxiste elle-même, en tant que support de valeurs nouvelles et nouveau type de conscience.
La première chose à combattre dans nos sociétés, c’est la constellation de prestige, et en elle-même, dans son existence pesante, et dans le contenu qui la remplit. On ne bâtit pas sa vie sur une façade, on ne bâtit pas son bonheur sur un mensonge, on ne peut pas se faire l’esclave du regard approbateur d’autrui ou d’un misérable sentiment de fausse grandeur. On bâtit une existence sur la dignité, sur la satisfaction de besoins matériels et spirituels, sur l’amour, sur le bonheur, sur le travail, sur la communion avec autrui. Que le prestige est une dimension cardinale de la vie humaine – les hommes étant ce qu’ils sont –, il faudrait alors le lier à des valeurs sûres et vraies, non à l’imposture. Chez nous, il n’y a pas de dignité du travail, il n’y a pas de dignité de l’effort, aucune valeur n’est attachée à la simplicité et à la sincérité. C’est là une profonde carence de rationalité, car si la vie sociale contient presque fatalement l’irrationalité et l’injustice, cela atteint dans notre cas des proportions excessives. Et au lieu que l’État se soit fait exemple de modèle de vérité et de droiture, il a reflété en l’amplifiant la constellation de prestige. Était-ce trop demander à l’État qu’à un moment crucial de notre existence, il fût le foyer des valeurs d’effort, de simplicité, de rationalité ? Les premiers Califes l’avaient été. Lénine et ses disciples aussi, aujourd’hui Mao [même en 1974, ces illusions subsistaient ! NdLC], alors que le centre de l’État, dans presque tout le monde arabe, encourage au gaspillage des ressources, aux dépenses somptuaires, aux titres ronflants. Il a exalté de fait, et avec des moyens de propagande énormes, la puissance et l’argent alors qu’il fallait construire une Renaissance sur de solides vertus. Nous vivons dans le monde du favoritisme, de l’arbitraire, de l’habileté et de la docilité récompensées, non dans celui de l’aspiration de l’homme à jouir des fruits de son travail ou de son effort, dans une atmosphère de stagnation et de médiocrité, non de créativité et d’élan vers le beau et le vrai. Jamais peut-être au cours de notre histoire, nous n’avons autant vécu dans le fallacieux : le résultat en est qu’à l’âge où l’idéal devrait primer sur le réel et sa mesquinerie, des enfants et des adolescents ne rêvent, pour leur avenir, qu’à des fonctions de prestige (qu’ils n’auront pas) et que des enquêtes sociologiques, dans les années 60, ont fait ressortir que leur idéal humain était toujours un chef d’État, jamais un artiste, un savant, un inventeur, un sportif. Le métier n’est pas une vocation mais un gagne-pain. Le travail n’est pas une conquête ni une qualification mais le fruit de la « débrouillardise » et d’appuis extérieurs. L’amour de l’œuvre entreprise, la conscience professionnelle se sont perdus depuis que l’artisanat s’est effondré. Comment éveiller cette conscience ou la réveiller quand les valeurs dominantes de la société s’en écartent délibérément, quand la seule force organisée, à savoir l’État, donne le mauvais exemple, ceci sans compter de graves défauts d’organisation. Mais l’organisation ne changera que s’il y a une revendication pressante de l’intérieur. Quand chacun voudra vivre et vivra selon sa vérité, qu’il verra alors l’inadéquation de l’institution à son aspiration révélée à elle-même, celle-ci sera bien obligée de s’amender ou de disparaître. Au vrai, il serait parfaitement illusoire de demander aux hommes qui nous dirigent de changer, car ils ne changeront jamais. D’autres doivent les remplacer, qui seront convertis, de l’intérieur, à ce nouveau type de conscience, qui auront une claire vision des besoins de l’homme dont ils auront la charge. Dans la sourde révolte de la jeunesse intellectuelle, sous la désillusion de maints secteurs de la société, se dessinent déjà les linéaments de cette conscience, mais dans la confusion, dans le discours idéologique, à travers une pure revendication politico-sociale révolutionnaire. Car il n’est pas sûr que les idéalistes révolutionnaires soient pleinement conscients des transformations profondes à opérer dans les valeurs : ils sont imbus de cet extrême objectivisme qui ne fait confiance qu’aux structures, et leur idéologie, sélective dans l’ordre des valeurs, est donc forcément oppressive.
Étant donné l’importance de l’action de l’État dans nos sociétés, il est essentiel que celui-ci soit contrôlé par des éléments qui aient une claire vision de la restructuration à opérer au sein de la personnalité collective, une foi profonde et véridique dans les valeurs à introduire ou à revivifier, qui soient donc convertis à cette nouvelle conscience. Mais celle-ci doit commencer son travail à la base, en faisant rayonner les idées qui la traduisent, la mentalité propre qui la porte, dans les couches les plus diverses de la société. Ce n’est pas affaire de propagande, mais affaire de culture. Ce n’est pas par la remontée de bas en haut, mais par une descente de haut en bas, que la société se sentira remuée de fond en comble. Le rôle des idées et de la pensée est donc fondamental. Leur cheminement est lent, elles subissent dans leur parcours des déformations, mais là est le point de départ, de là partira la secousse salvatrice. Où habite la vérité, là habitera la réalité. Ce sont les doctrines les plus exigeantes intellectuellement qui, dans le passé, ont provoqué à long terme les plus grands changements. Religions, philosophies, idéologies ont ponctué et façonné les âges humains. Un mouvement de pensée qui émerge lentement dans la conscience des représentants les plus intuitifs d’une société pourra apparaître, au début, comme une simple école de pensée, mais bientôt, s’il représente une aspiration enfouie dans la psyché collective, s’il est servi par l’effort, le talent ou le génie, le voilà qui fait tache d’huile, qui porte sa marque sur la littérature et l’art, qui, par leur biais, s’insinue dans la sensibilité, façonne l’âme des hommes d’action, s’officialise, pénètre dans l’enseignement et par-delà l’enseignement, dans l’équipement intellectuel de chacun.
Dans l’éducation de l’homme arabe, il faut donc faire confiance aux éléments effervescents de la société plutôt qu’aux détenteurs du pouvoir. Le pouvoir et, plus généralement, la puissance ont brisé l’initiative de l’individu jusqu’à en faire un être passif, dominé, acculé à la résignation ou au désespoir. De ce point de vue, la critique de la personnalité musulmane, telle que l’a exprimée le XVIIIe siècle européen, n’est pas sans fondement. Libérer l’initiative de l’individu et restituer à la personne sa valeur est donc un élément capital dans le dessein de réforme de l’homme arabe-musulman. Contrarier la mentalité de prestige pour installer, à sa place, la démiurgie constructive et la rationalité, c’est là une non moins impérieuse exigence. Enfin, il est essentiel que soit tempérée l’affectivité arabe de telle manière que l’énergie psychique s’investisse dans le monde au lieu de s’épuiser dans le cercle terrible de la relation humaine.
Réformer l’homme arabe ce n’est ni viser la reproduction de l’homme arabe historique ni appeler à sa conversion au schéma occidental. C’est lui restituer son authenticité : non pas telle forme d’originalité irréductible, mais la vérité d’un être pétri de passé et néanmoins tendant de toutes ses forces à se réaliser dans l’universel humain. Notre passé contenait certes les valeurs de la vieille humanité, mais il s’était bâti aussi sur de graves servitudes. Il convient donc de se le réapproprier sélectivement. La modernité, elle, est à la fois libératrice et destructrice de la substance humaine. Il faut néanmoins l’accueillir largement dans l’inspiration qui l’anime, la synthétiser avec notre lot de passé pour en arriver à construire l’homme que nous aspirons à devenir.
S’il est impensable que la société arabe actuelle reproduise le long cheminement qui, en Occident, a abouti au surgissement du moi intérieur, il n’est pas excessif de lui demander de « recevoir » et d’enrichir l’humanisme universaliste comme la visée technicienne, de libérer aussi l’individu de la masse des institutions qui l’accablent autant que l’accable la puissance de ses instincts.
Cette mutation vers la Raison ne saurait être que douleur : elle signifie la fin du bonheur primaire, la division du moi sur lui-même, peut-être l’angoisse. Mais elle promet aussi l’approfondissement du bonheur et la promotion de tous vers l’humanité.
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