Le titre de cette première journée du Colloque rend hommage à Cornelius Castoriadis auteur de « L’état du sujet aujourd’hui » [1], ce qui n’est pas sans me rappeler sa conférence avec le même titre au IVe Groupe le 15 Mai 1986. Je garde un très vif souvenir de cette soirée à la salle des conférences de FIAP, rue de la Santé, qui accueillait à l’époque des activités scientifiques du Quatrième Groupe et précisément la série qu’on appelait des « Confrontations critiques ». Le discours de Castoriadis déconcertait comme d’habitude l’auditoire par sa force et sa nouveauté ; cette conférence faisant un retour après sa séparation avec Piera Aulagnier et son éloignement du Quatrième Groupe où il avait travaillé plusieurs années sans pour autant demander son habilitation comme analyste-membre [2]
Quoi qu’il en soit, ce retour est resté sans suite ; force est de constater que ses idées qu’il soit de l’imagination radicale ou de la socialisation de la psychè n’ont pas trouvé, sauf quelques exceptions, l’écho qu’elles méritent ni au Quatrième Groupe ni dans les autres milieux psychanalytiques français. Cependant André Green, comme il me disait dans une discussion informelle, lui avait proposé de joindre la Société psychanalytique de Paris, puisque Castoriadis avait fait une deuxième analyse avec Michel Renard de la SPP après sa première analyse avec Irène Roublef analyste de l’Ecole Freudienne et analysante de Lacan.
Ni « orthodoxe » ni lacanien, Castoriadis garde son indépendance institutionnelle et d’esprit. Il est un des premiers à dénoncer des pratiques lacaniennes et à critiquer la théorie de Lacan qui constitue malgré tout une référence constante dans son œuvre. Faut-il encore ajouter que le ton ouvertement polémique de cette critique donnait tous les arguments, sinon tous les prétextes pour être froidement accueillie ou ignorée par les psychanalystes français, qui se trouvaient encore sous l’influence de Lacan ; le temps du désenchantement et de la lecture critique de la contribution lacanienne à la psychanalyse étant venu plus tard.
Jean-Luc Donnet, analyste éminent de la SPP et interlocuteur de Castoriadis, donne une image bien indicative de sa place dans le milieu psychanalytique. « Il est apparu comme quelqu’un venu d’ailleurs[ ... ] pour moi le plus frappant dans ses textes est cette distance dans son regard sur l’analyse, un regard du dehors -à l’époque je ne savais pas exactement quelle était sa position d’analyste praticien – mais aussi très profondément informé, et situant d’emblée la psychanalyse dans tout un ensemble de domaines scientifiques et, bien-sûr, philosophiques. » [3]. Or, isolées de leur contexte et de l’estime de J-L. Donnet pour la pensée de Castoriadis, les expressions : « venu d’ailleurs, regard du dehors sur la psychanalyse, ambigüité sur sa position d’analyste praticien » pourraient représenter une image habituelle de Castoriadis : penseur politique, philosophe hors du temple qui s’intéresse à la psychanalyse sans être vraiment psychanalyste. Image qui efface sa relation intime avec la chose freudienne et sa position de psychanalyste praticien engagé.
Mais, pour revenir à sa conférence sur « L’état du sujet aujourd’hui », Piera Aulagnier l’a publié dans Topique quelques mois après, avec son premier paragraphe en exergue à la quatrième de couverture de la revue. Il est à noter – et cela mériterait un long commentaire – que les publications de Castoriadis dans des revues psychanalytiques sont bien rares. La publication en question venait dix ans après la « La psychanalyse, projet et élucidation » [4] (1977) et vingt ans après les « Épilegomènes à une théorie de l’âme que l’on a pu présenter comme science » [5] (1968), texte éblouissant qui garde toujours son actualité et sa valeur.
Ces bribes du trajet psychanalytique de Castoriadis, en préambule, condensent plusieurs éléments qui nous questionnent sur l’accueil, la diffusion et les destins de ses écrits psychanalytiques ; questions qui dépassent le cadre de mon texte, consacré essentiellement à la théorie de la subjectivité proposée par le penseur de la création humaine, psychique et social-historique.
Un cadre ontologique et méta psychologique pour repenser la subjectivité.
Comment peut-on relire trente ans après les thèses de Castoriadis sur la question du sujet ? Sa position critique visait d’une part les prétendants, dans les années ’60-70, de la mort du sujet et des « processus sans sujet » dans la lignée Lévi-Strauss/Althusser/ Foucault ; et d’autre part ceux qui réduisaient le sujet humain à sa dimension langagière en le situant comme « sujet de l’inconscient » dans la lignée Lacan/Barthes/Derrida.
De nos jours, époque du néo-positivisme et du relativisme post-moderne de tout genre, des équations nihilistes et aussi des attaques sauvages contre la psychanalyse, où nous en sommes par rapport à ce questionnement ? L’empirisme scientiste en coexistence paradoxale avec le relativisme intersubjectif, menacent l’apport freudien tant sur le plan théorique que pratique. L’abandon progressif de la métapsychologie par des courants herméneutiques et narratives d’une certaine psychanalyse contemporaine, va de pair avec le renoncement aux notions de base comme le transfert au profit de l’empathie et d’une relation réelle analyste-analysant [6], qui vise une « efficacité » thérapeutique avec des résultats tangibles sinon quantifiables ; déviation qui ne va pas sans évoquer le conservatisme généralisé de nos jours.
Repenser donc la question du sujet avec Castoriadis n’est ni inactuel, ni inutile. Sa réflexion crée un cadre ontologique et méta-psychologique opérant, loin du néo-positivisme, du relativisme intersubjectif et hors la formalisation linguistique et mathématique de l’inconscient opérée par le dernier Lacan. Il s’agit d’un recentrage sur le sens, la signification, la temporalité, l’historicité et la représentation au plus près du pulsionnel freudien, sous l’égide de l’imagination radicale et de la création. Faut-il encore repréciser, au risque de la répétition scolastique, de quel imaginaire et de quelle imagination parle Castoriadis.
Digression sur l’imaginaire
L’usage fréquent et facile de l’imaginaire consiste à sa réduction au spéculaire lacanien et sa dénonciation systématique comme foyer de l’illusion, de la méconnaissance et de l’aliénation, opposé à la pureté glacée d’un Ordre symbolique souverain ; bien que dans la conception topologique, ternaire borroméenne de Lacan, il semble que l’imaginaire s’articule à titre égal au symbolique et au réel.
L’imaginaire auquel se réfère Castoriadis n’est ni reflet, ni illusion, ne se réduit pas au spéculaire et nous ramène à Freud et à sa théorie du fantasme (Phantasie, Phantasieren), en radicalisant son origine et ses résultats.
Que le fantasme tire son origine de la perte de l’objet, de l’absence de l’autre en soi est indéniable, cependant le fantasme n’est pas simple combinatoire d’éléments déjà donnés et il ne poursuit qu’une trajectoire univoque sans modification [7]. Dans la conception cas toriadienne l’imaginaire est radical, parce qu’il crée ex nihilo bien que jamais in nihilo, ni cum nihilo, sans moyens et présuppositions, sans ce qui est déjà-là ; c’est une visformandi a-causale, inventeur et créateur de tout monde des significations, des formes, des images, non simplement visuelles, mais des images au sens le plus général, par exemple acoustiques ou tactiles [8]. Et, il ne constitue d’aucune façon une instance fondatrice hypostasiée, dans la mesure où le « créateur » n’est pas distinct de sa « création ».
En ce sens, l’activité de fantasmatisation et d’imagination (Phantasieren de Tätigkeit) dont parle Freud dans « Le créateur littéraire et la fantaisie » [9] est radicalisée par et dans l’œuvre de Castoriadis. L’imagination radicale se pose comme activité productrice des formes en rapport avec la pulsion, comme puissance insondable de formation de schémas imaginaires nouveaux qui soutiennent le figurable et le pensable, parce que justement elle peut « poser ou se donner, sous le mode de la représentation, une chose ou une relation qui ne sont pas données dans la perception ou ne l’ont jamais été » [10]. Elle se différencie donc, nettement, de l’imagination seconde, reproductive et combinatoire, et également de la conception dominante chez Freud, tiraillé entre le positivisme scientifique de son temps et sa propre imagination théorique ; entre le scientisme et la spéculation métapsychologique, la « sorcière métapsychologie » comme il l’appelle [11].
L’imagination radicale est voisine de la « sorcière » freudienne. C’est la catégorie qui échappe au rationalisme et qui nous met face à l’Abîme générateur – destructeur, à la dimension magmatique de l’être et du monde, dans toute l’épaisseur du trajet subjectal de l’« ombilic » du rêve au social-historique. Le mode d’être du magma signifie, justement, que l’objet chaque fois considéré« n’est ni réductible aux organisations ensemblistes identitaires, ni épuisable par elles » [12]. Autrement dit la dimension ensembliste-identitaire est constamment présente, même dans les opérations du rêve et son interprétation, mais entièrement submergée par le magma de l’inconscient et le magma des significations imaginaires sociales.
Tout bien considéré, je pense qu’en psychanalyse on ne peut ni gommer le caractère créateur de l’imaginaire ni escamoter la dimension aliénante qu’on rencontre dans certaines de ses configurations cliniques.
En ce sens, on ne peut mesurer la portée de l’imaginaire chez Lacan sans passer par la psychose paranoïaque et l’agressivité foncière (corps morcelé – corps unifié) du stade du miroir, le sujet rivalisant en quelque sorte avec lui-même. Cette identification (cet autre, c’est moi) serait la source de toutes les identifications ultérieures, ambivalent support du narcissisme et du lien social d’après Lacan [13]. L’imaginaire spéculaire supporterait donc toute la dynamique projective du rapport du moi à soi, à son semblable et au monde.
En revanche pour Castoriadis [14] toutes les conceptions qui veulent faire des formations imaginaires une réponse à une situation (du sujet ou de la société) déjà bien définie hors toute composante imaginaire, ou à partir de données réelles ou structurale, sont secondes et dérivées. L’aliénation même au désir de l’Autre serait un moment second, le moment premier étant la réalisation de l’aliénation de l’Autre au sujet, par son asservissement et son appropriation totale dans le phantasme où l’Autre et l’objet ne sont que comme le sujet. Le« proto-sujet »ne peut constituer l’Autre qu’en projetant sur lui son propre schéma de toute puissance ; alors que le renoncement à la toute-puissance originaire comme condition d’accès au monde social-historique institué et au processus de subjectivation, va de pair avec la destitution de l’Autre de la toute-puissance imaginaire dont il l’a investi au préalable. Le social est ainsi posé au départ, sinon l’on n’aura jamais qu’une conception simplement narcissique et fermée de la subjectivité et de la subjectivation.
La conception lacanienne, en réduisant l’imaginaire au spéculaire, confond l’imagination avec la force leurrante de l’illusion et s’avère inapte de rendre compte de la puissance d’auto-altération et d’autocréation qui correspond à l’imagination radicale du sujet en analyse. L’institution de la cure permet, justement, que le phénomène transférentiel émerge dans sa dimension radicalement créatrice ex nihilo. Il n’y a pas seulement répétition du passé, il y a même émergence, apparition des nouvelles formes, des nouvelles représentations correspondantes aux restructurations psychiques d’un sujet qui ne s’enferme pas dans les structures figées du structuralisme. L’auto-altération comme création et destruction va de pair avec l’insistance comme conservation et répétition, mais la répétition ne serait même pas repérable comme telle, si elle n’émergeait pas dans un « procès de non-répétition », à savoir de création continuée.
S’il est vrai qu’une dimension régressive, allant de pair avec l’apparition de la répétition dans le transfert, est indiscutablement présente et nécessaire au déroulement de la cure analytique, il est aussi vrai qu’on rencontre toujours une dimension poïétique. La construction du passé du sujet en analyse (ou pas) n’est pas du passé re-composé, mais du passé créé-recréé permettant justement au patient de devenir coauteur d’une histoire, souligne Castoriadis, qui n’est plus vécue comme fatalité.
Retour à la question du sujet
Or, repenser le sujet dans ce contexte renvoie à la question de la psyché comme telle, et de la psychè socialisée, à savoir ayant subi et subissant toujours un processus de socialisation. Et, conjointement, ce même questionnement renvoie, comme on le verra par la suite, à la réflexivité créatrice, au mouvement même qui fonde la subjectivité humaine, à la possibilité donc pour le sujet de « se réfléchir, poser comme objet-non objet, comme entité, ce qui ne l’est pas, à savoir son propre processus de pensée » [15]. Le sujet y apparaît non comme substance, mais comme question et comme projet qui prend forme de façon privilégiée dans une psychanalyse.
Je rappelle schématiquement que les différentes orientations psychanalytiques proposées sur la thématique du sujet vont d’une extrémité où le sujet est amalgamé au Moi – c’est la position dite classique – à une autre où le sujet est situé aux antipodes du Moi – c’est la thèse lacanienne – , alors que d’autres dans une situation médiane invoqueront une fonction « moi-sujet » [16], qui tout en démarquant le sujet du Moi tiennent à considérer les liens qui se trament entre ces deux instances.
Quant à la notion du Je de la métapsychologie de P. Aulagnier je l’entends comme le Je d’un sujet, à savoir comme une instance psychique fondée par le langage et distincte aussi bien du moi freudien (Ich), que du sujet lacanien comme pur effet du signifiant. Ce Je est pensant et connaissant ; le savoir sur lui-même étant anticipé par le discours maternel et ensuite se faisant à travers un travail d’auto-historisation. Il est inclus dans la temporalité et dérivé de l’ensemble des énoncés identificatoires du discours maternel et du discours des autres de l’ensemble social dans lesquels il s’est successivement reconnu.
En ce qui concerne la conception castoriadienne du sujet, je dirai d’emblée qu’elle condense les principes généraux et les présupposés ontologiques de sa réflexion sur l’être /étant total : vivant – psychè - individu social - société et elle conduit à la formulation d’un concept englobant du sujet, on dirait d’un « sur-sujet », qui est pour autant – je souligne – essentiellement fragmenté. La fragmentation de l’être total et l’existence des mondes propres sont des « faits » pour le penseur de la création [17] et ils impliquent la possibilité et l’effectivité de surgissement dans l’être/étant des formes nouvelles et irréductibles, à savoir des formes que nous ne pouvons produire ou déduire à partir de quelque chose de déjà donné.
Or, dans toutes les strates de l’être, dans tous les niveaux -vivant, psyché, société – il y a activité d’imagination, et autoconstitution sur le monde d’être du pour-soi. À savoir émergences des mondes propres caractérisés par une dimension représentative/affective, une relative auto-finalité et surtout par une clôture informationnelle, cognitive, organisationnelle. En d’autres termes, chaque strate incarne une création particulière, le passage entre strates est abyssal. De même, il y a morcellement à l’intérieur de chaque strate considérée, en l’occurrence le psychique.
De l’existence du pour-soi dans la psyché témoigne la multiplicité des instances psychiques et la formulation de différentes topiques qu’il s’agisse des deux topiques freudiennes (conscient-inconscient et ça-moi -surmoi), des« positions » kleiniennes ou d’autres, celle de Piera Aulagnier articulant originaire, primaire, secondaire ou encore celle de Castoriadis posant au départ une monade psychique close sur elle-même qui éclate pendant une phase triadique (sujet-autre-objet ), puis traverse une phase œdipienne pour aboutir finalement moyennant les divers processus de sublimation à l’individu social.
Somme toute, la stratification irrégulière de l’être/étant total, la complexité des domaines et des niveaux (corps biologique – psychè inconsciente et consciente – individu social), la multiplicité des instances dans les différentes topiques de la psychè conduisent à une conception du sujet humain qui ne le réduit pas à la dimension du langage, ni ne l’instaure comme sujet de l’inconscient » lacanien. C’est dans la fragmentation essentielle de l’être/étant que Castoriadis à la fois comme philosophe et comme psychanalyste retrouve les constituants du sujet humain, dont l’unité énigmatique est à faire dans toute psychanalyse.
De la poïésis psychique
Il y a multiplicité des niveaux d’être et il y a multiplicité de sens du terme être. L’être d’après Castoriadis n’est jamais un simple être des étants, chaque stratification des étants, révèle un autre aspect du sens de l’être, et par conséquence « il est impossible de séparer réflexion de l’être et réflexion des étants comme il est impossible de séparer réflexion de l’être et théorie de la connaissance » [18]. Le dépassement de la fameuse différence ontologique me paraît plus qu’évident quant à la théorisation et la pratique analytique, appuyées sur la réflexivité créatrice, basées sur le transfert et le contre-transfert. C’est la prise en considération du point de vue de chaque instance qui rend possible la compréhension de la conflictualité inhérente de la psyché. De plus, concevoir l’inconscient avec Castoriadis comme un autre niveau de l’être et non seulement comme le latent du manifeste de la conscience, c’est éclairer différemment le champ de l’interprétable et situer le travail analytique plus proche de la construction interprétative créatrice que du modèle de la traduction conscient-inconscient.
L’autodéploiement de l’être/étant s’opère comme déhiscence, séparation, morcellement, comme création interminable inexhaustible, à travers quoi subsiste une énigmatique unité, celle du sujet humain, celle du monde organisé. En réintroduisant I’Abîme, le Chaos, le Sans Fond générateur-destructeur au cœur de la logique rationnelle et ses constructions, Castoriadis met en relief la dimension poétique, magmatique, créatrice et essentiellement imaginaire de l’être et du monde. Autrement dit la dimension ensembliste-identitaire est constamment présente -sans quoi nous ne pourrions ni parler ni exister -mais entièrement submergée par le magma des significations imaginaires sociales et le magma de l’inconscient.
La logique ensembliste-identitaire réduit le travail psychique et notamment celui du rêve, à une combinatoire – indéterminée dans ces résultats, mais non dans ses composants – d’éléments représentatifs déjà donnés, aboutissants à d’autres représentations plus complexes et finalement au texte du rêve. Cette logique occulte l’imagination poïètique du rêve tandis que le renvoi des éléments du rêve toujours à autre chose jusqu’à son « ombilic », réintroduit fatalement non seulement l’inconnu, mais aussi le non-déterminé, voire le poïétique.
Or, en radicalisant le travail du rêve, la Traumarbeit freudienne, le penseur de la création redécouvre dans la région du psychique la puissance de formation insondable de schémas imaginaires nouveaux soutenant le pensable. La formation du rêve précisément, si on la considère comme scène de projection d’un sujet invisible, fait apparaître, selon Freud, « une multiplicité du Moi qui ne se prête à aucune situation scénique, mais qui est restituée par le travail d’interprétation » [19]. Cette multiplicité du Moi dont il s’agit ici, n’est pas du morcellement résultant de la Spaltung. Au contraire, elle nourrit un processus d’intégration d’aspects divers parfois contradictoires, à savoir un processus de ressaisie du pulsionnel dans le psychique, qui nous permet de considérer le sujet comme agent pulsionnel pris dans un rapport de signifiance. Mais il faut bien maintenir les deux termes – pulsionnel et signifiance – car chacun sans l’autre mènerait hors psychanalyse : une signifiance sans énergétique pulsionnelle se réduit en effet à l’intellectualité grammaticale, alors qu’un pulsionnel sans signifiance ferait dévier sur le biologique instinctuel.
Je dirais, donc, que le sujet s’autoréférant et se réfléchissant tend inlassablement à s’approprier le sens des forces qui le déterminent, en suivant l’impératif catégorique freudien Wo Es war, soll ich werden – là où était Ça, Je dois advenir – , alors que persiste toujours un manque, à savoir l’impossible d’une récupération complète de ce qui appartient à la catégorie de la force, et du désir dans la langue.
En d’autres termes encore, le sujet à l’instar des éléments du rêve est une scène inépuisable, qui nous renvoie indéfiniment « à quelque chose d’autre », à l’infini de la représentation, à l’insondable du sens. Mais, la non-détermination de ce-qui-est, je dirai avec des mots de Castoriadis, n’est pas simple indétermination au sens privatif, elle est émergence de déterminations autres que celles déjà existantes. Nouvelles déterminations par et pour le sujet qui se manifeste dans la réception ou le rejet d’une interprétation, comme source indéterminable de sens, comme capacité (virtuelle) de réflexion et de ré-action [20].
Dans ce même sens, la formule castoriadienne « effet qui dépasse ses causes, cause qui n’épuise pas ses effets » [21] résume ce qu’on retrouve constamment dans l’activité et la théorisation de la psychanalyse et représente pour moi une des définitions possibles du magma et de sa logique. En même temps elle fait apparaître l’être comme incessant à-être sans rapport ni avec le désert lacanien ni avec la conception de l’être de l’ontologie héritée ; un être-sujet réflexif et en puissance autonome.
Psychè, individu social, subjectivité autonome
Dans les méandres du mouvement incessant de la monade psychique originaire [22] à l’individu social, s’inscrit la potentialité du devenir sujet autonome. Repenser donc la psyché et la subjectivité revient à retracer le chemin parcouru d’un noyau représentatif originaire -postulé en-deçà de l’inconscient freudien et relié au corps – jusqu’au Je chargé de maintenir l’unité de la subjectivité et de garantir son rapport à l’institution sociale. Ce chemin ontologique et métapsychologique m’a déjà amené [23] à reconsidérer l’œuvre de Castoriadis dans sa rencontre avec l’œuvre clinique de P. Aulagnier en suivant deux fils conducteurs ; d’une part la question de l’activité représentative originaire de la psyché, d’autre part le travail auto-créateur de construction de soi-même, en d’autres termes le processus de subjectivation que j’appelle poïèsis de soi-même et du monde.
Dans cet horizon pratico-poiètique s’inscrit le processus de socialisation de la psyché, comme étant l’intériorisation des significations imaginaires sociales par la psyché de l’infans, à travers l’investissement du premier Autre maternel, que P. Aulagnier appelle porte-parole de l’ensemble. La monade psychique essentiellement a-sociale et folle, doit sous peine de non-existence, faire appel à l’autre maternel, premier représentant du monde et précisément pour Castoriadis du monde social-historique. Premier possesseur, je dirais, du sein de la signification qui répond au besoin impérial de l’infans de donner sens à l’affect et la figuration du déplaisir qui rompt la clôture de la monade et constitue par là un premier espace hors-soi.
Tout au long du processus de socialisation, la relation à l’autre et aux autres impose à la monade psychique une succession de ruptures violentes, expression d’une violence primaire autant que nécessaire pour P. Aulagnier. En contrepartie, la société fournit au sujet du sens, des repères identificatoires, des objets de dérivation des pulsions et des désirs, mais aussi une certitude sur l’origine, la généalogie et son appartenance à l’ensemble humain. C’est comme si l’institution social-historique venait encadrer la problématique identificatoire du sujet et fait que cette dernière n’est pas prise au piège d’une relation imaginaire aliénante. P. Aulagnier propose l’idée d’un contrat narcissique signé par l’enfant et le groupe social, théorisé au sens plutôt du narcissisme secondaire en tant que réajustement du narcissisme primaire par l’appropriation des effets propres à l’identification symbolique. Dans ce sens on peut établir un lien entre cette opération et l’identification au père mort de la préhistoire personnelle théorisée par Freud, comme étant une identification inconsciente qui ouvre la voie au culturel et au social : elle est transmise par la mère au nom du Père et elle fonctionnerait comme un premier organisateur symbolique par l’intériorisation des significations imaginaires sociales et par le renforcement du sentiment d’appartenance à l’ensemble humain.
Or, dans les représentations conscientes et inconscientes de l’individu singulier, on retrouve des équivalences ou des traductions des significations imaginaires sociales qui véhiculent des éléments du social et du culturel. Cependant on ne peut réduire le monde des significations instituées aux représentations individuelles effectives, ni à leur partie soi-disant commune ou typique. Les significations sociales sont justement, d’après Castoriadis, ce « moyennant et à partir de quoi les individus sont formés comme individus sociaux, pouvant participer au faire et au représenter/faire sociaux » [24]. A. Green de son côté se limite à dire que les images valorisées par chaque culture font communiquer les dimensions groupale et individuelle [25].
Mais autant la psyché ne se réduit pas au social et n’est jamais socialisable sans restes, autant les significations imaginaires sociales ne sont pas seulement, ni nécessairement réductibles à la désexualisation sublimatoire de la pulsion. Castoriadis donc, pour rendre compte de l’appropriation du social par la psyché élargit le procès freudien de la sublimation et le pose à l’origine de l’instauration d’une intersection du monde privé et du monde public. Intersection qui permet à la psyché, par une déliaison relative de la pulsion, de remplacer ses objets propres -y compris sa propre image-par des objets socialement valorisés. La sublimation est la face psychique du processus dont la face sociale est la fabrication de l’individu, selon la formule percutante de Castoriadis [26].
Ce processus échappe aux repères freudiens classiques, s’oppose aux catégories lacaniennes surtout à celle de la Loi quasiment transcendante [27] et éclaire la fabrication social-historique de l’individu, en apportant à la psychanalyse une pièce maîtresse qui reste à repenser et réévaluer. Mais sa théorisation est difficilement admise tant par les psychanalystes que les sociologues, elle se heurte à la difficulté d’admettre que la psyché et la société bien qu’inséparables, sont radicalement irréductibles l’une à l’autre. La socialisation de la psyché est indissociablement l’histoire conflictuelle d’une psychogenèse et d’une sociogenèse, leur aboutissement commun étant l’émergence de l’individu social comme coexistence toujours impossible et toujours réalisée d’un monde privé, singulier et d’un monde public commun et partagé.
Il faut donc introduire des distinctions et des définitions. Nous sommes obligés de distinguer la psychè et ses instances de l’individu social, et différencier celui-ci de ce que Castoriadis appelle une subjectivité autonome comme virtualité de l’être humain. L’individu social est à-peu-près coextensif de ce qu’on appelle Moi ou Je conscient. Il est capable de penser, mais en règle générale il n’est pas en mesure de mettre en question les cadres institués internes (Surmoi, Idéal du moi) ou externes (institutions sociales), ni par conséquent de se mettre en question lui-même ; cette propriété, justement, est une conquête de la subjectivité réfléchissante.
Du Je à la subjectivité réfléchissante
En tout état de cause, l’impossibilité théorico-clinique de faire se superposer intégralement existence du psychique et existence de la subjectivité, repose la question de l’unité du sujet qui reste toujours une unité à faire être.
Si l’existence de l’appareil psychique présuppose la permanence de ses topiques et la conservation de la clôture de chacune de ses instances, son fonctionnement exige toujours une relative rupture de chaque clôture et le dépassement de l’extériorité réciproque entre instances : Moi, Je, Ça, Surmoi, Idéal du moi. Castoriadis fournit une image saisissante des instances comme une boule fermée – c’est cela que veut dire clôture – qui s’autodilate dans son interaction avec d’autres boules en modifiant son mode d’ajustement avec elles. La subjectivité humaine est ainsi une boule pseudo-fermée qui peut s’auto-dilater, peut interagir avec d’autres pseudo-boules du même type et peut remettre en question les conditions ou les lois de sa clôture.
Ces conditions de dépassement de l’extériorité réciproque entre instances, rendent possible la cure analytique, mais aussi et surtout l’extension et la modification de la subjectivité humaine vers le « dehors » et le « dedans ». C’est une possibilité, une virtualité – comme je l’ai déjà souligné – en relation d’interdépendance avec l’institution sociale, mais elle s’enracine essentiellement dans le travail de l’imagination radicale et la réflexivité du sujet. Moyennant son imagination radicale qui donne la faculté de quid pro quo (voir dans une chose autre chose) le sujet peut se réfléchir, de voir double, de se voir double, de se voir tout en se voyant comme autre, de se représenter comme activité représentative et des’ agir comme activité agissante’ [28].
Dans ce même esprit P. Aulagnier affirme que toute représentation est indissociablement représentation de l’objet et de l’instance psychique qui le représente [29], alors qu’A. Green intègre le dédoublement réflexif au travail du négatif [30]. De plus, si on prend en considération le rôle fondamental des identifications, on constate que le Je aulagnien appréhende sa subjectivité, ses relations avec son corps, l’autre et le monde à travers la problématique identificatoire qui lui impose, sous peine de psychose, la sauvegarde de l’unité entre ses deux composantes l’identifiant et l’identifié ; dualité fondamentale qui exige la réflexion permanente du Je sur lui-même, en reposant au niveau du processus secondaire, la relation originaire de complémentarité qui unit le représentant et la représentation du monde, chacun étant pour l’autre condition de son existence. Or, si la question d’une certaine unité du sujet humain peut être abordée dans la topique d’Aulagnier par le biais de l’unité « identifiant-identifié » d’un Je défini par son savoir sur lui-même, pour Castoriadis il s’agit essentiellement de l’unité de la représentation refléchie de soi et des activités délibérées que l’on entreprend.
Je soutiendrai, donc, que le Je a à devenir cette subjectivité réfléchissante, dans un processus sans fin correspondant à la dimension réfléchie et pratique de notre imagination comme source de création, qui se manifeste par la capacité émergente du sujet, en analyse ou pas, d’accueillir un sens réfléchi et d’en faire quelque chose pour soi en le réfléchissant. Cela correspond pour Castoriadis à l’effort du sujet pour briser la clôture où il est nécessairement pris ; que cette clôture vient de son histoire psychique ou de l’institution social-historique qui l’a humanisé.
Potentialité ontologique, exigence métapsychologique ou nécessité clinique, l’autoréflexivité créatrice, inhérente au fonctionnement psychique, a des conséquences pratiques importantes. Elle ne se confond pas avec la simple pensée et ne s’enferme pas dans le rationalisme d’aucun cogito cartésien ; elle ne se réduit pas au spéculaire de Lacan, ni à l’autonarrativité des certains courants psychanalytiques postmodernes. Il s’agit de la réflexivité moyennant de laquelle se construit inlassablement du sujet comme nous l’indique l’expérience psychanalytique, comme nous le montre la vie elle-même, dirait Merleau-Ponty, par sa manière de s’auto-interpréter, de se comprendre. En termes freudiens il s’agirait du regard interne de l’autoobservation et de la régression de la pensée.
L’individu qui s’allonge sur le divan devient analysant dans la mesure où moyennant le transfert à la parole, s’approprie la contradiction entre parler et s’entendre parler et se permet d’associer à partir de ses propres associations. La langue elle-même permet cette réflexivité qui a fait peut-être Lacan dire que l’inconscient est le discours de l’Autre. Les associations du patient se réfléchissent à l’écoute flottante de l’analyste et en transcendant la réflexivité spéculaire, traversent le miroir à travers des failles de l’analyste et du patient, touchent les tréfonds de leurs psychès et reviennent enrichies des mots incarnés.
Grâce à cette capacité réflexive, la subjectivation – que j’appelle poièsis de soi en tenant compte de la réflexivité créatrice – est juste ment ce travail autocréateur de construction incessante de soi -même et du monde par et dans le continuum psychique qui se crée à travers les transformations de la représentation et les positions identificatoires que le sujet y occupe successivement. En ce sens, je soutiens que le travail analytique, autant dans le registre de la névrose que dans celui de la psychose et des organisations non névrotiques, se situe entre ce qui surgit et ce qui résiste au mouvement de transformation et d’appropriation que le sujet opère tout au long de son existence, afin de représenter et mettre en histoire ses rencontres identifiantes avec l’objet. Dans cette perspective, je considère que les constructions interprétantes de l’analyste s’intègrent au travail autocréateur de construction de soi-même, ce qui nous permet de parler du travail analytique comme cocréation [31],
En guise de conclusion
Parler de création présuppose d’avoir mis au clair que la création n’obéit pas forcement à la normalité ni à la normalisation, qu’elle peut prendre même des formes monstrueuses. Ses chemins passent aussi par des territoires de la haine et de la destructivité, loin de toute notion de santé mentale ou de progrès de la vie de l’esprit, de la culture, de la civilisation.
Cependant le penseur de la création, bien qu’il a clairement souligné le caractère immotivé, non-déterminé de l’imagination radicale, il n’a pas abordé dans son œuvre la déchéance ou la dislocation du sujet ; quand il y a perte du lien à l’autre, quand il y a perte du sens, quand l’ombre de l’objet tombe sur le Moi mélancolique, quand le sujet s’engage dans la voie du traumatique sous l’égide de Thanatos.
En restant donc dans le registre de la création, je dirai, en guise de conclusion, que Castoriadis en reconsidérant l’être comme création continuée et le sujet comme question et comme projet, nous permet de renouveler la conception de la cure analytique et de concevoir le transfert sous l’angle de la répétition et simultanément sous l’angle de la création ex nihilo, du surgissement, de l’émergence. Cela éclaire différemment le champ de l’interprétable et situe le travail analytique au niveau de la construction interprétante créatrice ; proche à la fois de la poièsis psychique et de l’émergence d’une subjectivité s’ouvrant et se renfermant sans cesse sur elle-même, d’une subjectivité réfléchissante toujours à faire être.
Commentaires