Nous avons, pour commencer, évoqué le discours contemporain sur la prétendue fin de la philosophie. Nous avons continué en montrant que, pour autant qu’il y avait une substance de ce discours, elle revenait finalement à réaffirmer sous des aspects nouveaux la problématique très ancienne, éternelle peut-on dire, du scepticisme et du déterminisme. Nous avons essayé de montrer qu’en un sens toutes les réfutations philosophiques du scepticisme et du déterminisme n’étaient pas recevables ; c’est-à-dire qu’un scepticisme ou un déterminisme vraiment conséquent pourrait toujours trouver des objections non réfutables aux réfutations [du scepticisme] qu’on lui présente. Et nous avons conclu que, finalement, la seule réponse formelle à la position sceptique / déterministe, c’est l’exil du sceptique et son confinement mais que – et c’est le plus important – cela ne nous dispensait absolument pas de la tâche de faire droit dans leur fond, puisque nous ne sommes pas des sceptiques, aux raisonnements du sceptique et notamment à la série des considérations par lesquelles, depuis la plus haute antiquité – depuis au moins Protagoras, et certainement même avant –, le courant sceptique / déterministe dans l’histoire de la philosophie a mis le doigt sur une réalité irréfragable, à savoir que tout discours est conditionné par le sujet du discours, par l’époque du discours, par l’institution sociale dans lesquelles le discours se tient et peut-être par quelque chose d’autre encore.
On peut considérer que c’est une faillite de la philosophie héritée que de s’être limitée à ces exercices enfantins qui consistent simplement à dire aux sceptiques : « vous vous contredisez vous-mêmes » – ce qui est évident –, et de laisser de côté la substance des arguments mis en avant par les sceptiques et prétendre faire comme si, par exemple, les éventuelles déterminations psychiques de celui qui parle ou bien ses intérêts et visées ou bien sa position sociale ou bien l’époque historique dans laquelle il parle n’avaient rien à voir avec le contenu de ce discours. On s’est limité à repérer cet argument évident – mais vain, en un sens, quand on regarde l’histoire de la philosophie – que, par exemple, la vérité du théorème de Pythagore est indépendante du fait que celui qui l’énonce a la peau blanche ou la peau noire, qu’il est sobre ou qu’il est saoul, qu’il parle dans la colère ou avec calme, etc. Ceci est évident mais ne nous dit encore rien sur la relation que nous avons à élucider entre la visée de vérité et le contenu de validité de ce qui est, [sa relation] avec ce qui l’entoure et, disons pour l’instant, avec ce qui le conditionne – je ne dis pas qui le détermine.
Nous avons par la suite, dans un détour forcé par l’actualité, envisagé les tendances récentes, notamment en Allemagne avec Apel et Habermas, qui essayent de fonder [sur] ce qu’on appelle la « pragmatique de la communication », à savoir la situation des locuteurs et leurs intentions, des principes de la raison et des principes féconds, et nous avons constaté, la dernière fois, que ces tentatives ne peuvent pas aboutir et qu’elles méconnaissent précisément la relation de la visée de vérité et du contenu du discours avec le conditionnement social-historique, le conditionnement psychique aussi bien, et que finalement elles ne font que reprendre sous une nouvelle forme le vieil argument : « si vous dites que la vérité n’existe pas, alors ce que vous dites n’est pas vrai, donc vous vous contredisez. ».
Nous avons déjà conclu précédemment, et en liaison précisément avec les positions de Habermas et d’Apel, que pour parler de « pragmatique de la communication », il faut supposer une foule de choses : une discussion véritable, c’est-à-dire un dialogos qui ne connaît pas de limites, qui ne s’arrête pas devant des postulats soustraits à la discussion – ce qui n’est pas le cas, par exemple, des théologiens juifs, chrétiens ou musulmans qui peuvent discuter interminablement, déployer des capacités logiques et dialectiques absolument faramineuses, tout en restant confinés eux-mêmes dans le domaine que leur trace la révélation à laquelle ils adhèrent. Il s’agit toujours dans ces discussions de montrer que le vrai sens du Coran, des Évangiles ou de l’Ancien Testament est bien celui-ci et non celui-là et que de cela découle telle ou telle autre conséquence. C’est de la communication, les participants visent une vérité mais ce n’est pas cette vérité-là qui nous intéresse. Ils visent une vérité bien encadrée dans un système de postulats, en l’occurrence il faut que cela « colle » avec les textes sacrés – ou il faut que cela « colle » avec Le Capital et les 56 volumes des œuvres complètes de Lénine. Ça revient au même : il faut trouver une citation, la bonne citation, et l’interpréter correctement pour [faire taire] l’adversaire.
Donc, très au-delà de la situation de communication, il faut supposer l’ouverture d’un espace d’interrogation illimitée. Donc, que les participants ont rompu la clôture social-historique dans laquelle ils se trouvent chaque fois. Cette rupture ne peut pas, bien entendu, être leur propre fait purement individuel ; elle présuppose la création d’un espace social-historique dans lequel tout peut être mis en question. Cet espace social-historique, nous l’appellerons désormais, en utilisant un mot bien connu, mais en lui donnant tout le poids qu’il faut lui donner : agora. Il faut une agora, et il n’y a pas d’agora partout. Il y a un marché, il y a une place sur laquelle on se promène le soir, mais il n’y a pas d’agora, c’est-à-dire d’endroit où les citoyens, sans admettre aucune autorité, ni écrite ni personnelle, peuvent tout remettre en question. Et cela, c’est une création social-historique : exactement pour les mêmes raisons que personne ne peut créer tout seul un langage, personne ne peut créer tout seul une agora ; ou alors il peut la créer dans un hôpital psychiatrique ! Nous avons la chance de vivre aussi une sorte d’agora, même si elle est frelatée et de plus en plus décomposée.
Il y a donc cette présupposition, mais il y en a bien entendu d’autres. C’est que cette mise en question, ce mouvement d’interrogation, présuppose à la fois l’autonomie, la création et la liaison de ces deux idées, c’est-à-dire qu’elle présuppose la décision et la volonté de tous les participants, non pas seulement de ne pas se laisser déterminer par autre chose que ce que nous appellerons provisoirement « l’ordre des raisons », comme on disait autrefois – il vaut mieux dire : des arguments ou des considérations raisonnables –, mais aussi et surtout de laisser venir, de laisser apparaître et d’accepter le sens nouveau parce que la simple volonté de se laisser déterminer par l’ordre des raisons ne constitue la présupposition [que du seul] enseignement, qui est tout à fait autre chose. Le refus d’accepter le sens nouveau transforme la discussion en endoctrinement, c’est-à-dire en une situation parfaitement compatible avec l’hétéronomie sociale et qui est même exigible par l’hétéronomie sociale.
J’ai donc parlé d’autonomie et de création et de nouveau. J’essaierai d’abord d’élucider provisoirement en quel sens il faut prendre ici le terme autonomie ou liberté pour en venir ensuite à l’idée de nouveau.
Autonomie, ou liberté, a en général un triple sens, et c’est le troisième qui nous importe surtout. La première de ces significations, c’est la signification traditionnelle qui serait – qui aurait dû être aussi –, par exemple, la signification que Kant devrait donner à ce terme s’il l’envisageait dans le domaine des activités théoriques de la raison, ce qu’il ne fait pas, [à savoir] la capacité de surmonter les déterminations empiriques. Même si cela vous déplaît suprêmement, vous devez admettre, par exemple, que le théorème de Pythagore est vrai ou que telle chose s’est passée ou que telle idée semble portée par l’évidence disponible, [ce qui est], donc, capacité de surmonter la causalité psychique et social-historique. Surmonter les déterminations empiriques et se déterminer par quoi ? Se déterminer par « l’ordre des raisons », c’est-à-dire accepter de se déterminer uniquement par des facteurs qui se situent à un autre niveau que les déterminations empiriques. C’est pratiquement le niveau que Kant appellera « transcendantal ». Et si nous voulons faire de cela autre chose qu’un simple postulat ou un réquisit « contre-factuel », comme aurait pu dire Habermas, nous devons dire – et nous le dirons – que cette capacité existe effectivement. Je veux dire par là que, pour l’être humain, le sens peut être cause ; et non seulement peut être cause, mais l’est toujours, et peut être même la seule cause qui existe pour l’être humain. Bien entendu, là encore, la question n’est pas réglée parce qu’il s’agit de savoir quel sens [est requis]. Le sens de l’Évangile est cause de ce que fait et pense un chrétien. Nous ne sommes pas encore dans le domaine où la question de la vérité émerge. Pouvoir être motivé par le sens est, bien entendu, constitutif de l’être humain, et est du reste basé sur des propriétés fondamentales de l’être humain. C’est cela que vise, quelle que soit la forme de la société, la socialisation de l’individu, sa fabrication sociale. Pourquoi cela ne nous suffit-il pas ? Simplement parce que nous sommes toujours là, le cas échéant, dans une détermination rigide : on a dressé, élevé, « écolé » un individu dans un univers de significations, de sens, et désormais il agit conformément à ces significations et à ce sens. Les causes idéales, noématiques ont pris la place des causes empiriques, psychiques, pour utiliser la terminologie kantienne. Mais cela ne veut pas dire pour autant qu’il est libre, ni qu’il se pose la question de la vérité comme correction, c’est-à-dire correspondance avec un système de postulats donné, socialement imposé à cet individu pendant son écolage et sa fabrication sociale.
Deuxième signification de la liberté ou autonomie – nous parlons maintenant de l’individu humain, de l’être singulier, socialisé –, c’est l’indétermination, c’est-à-dire le fait que l’univers psychique, l’univers subjectif plus généralement n’obéit pas à un déterminisme macroscopique. Je dis macroscopique parce qu’il y a eu des tentatives un peu risibles de baser la liberté humaine, même de la part de grands physiciens, sur l’indétermination quantique en oubliant que le système nerveux est un système qui comporte 100 milliards de cellules – soit peut-être 100.000 milliards d’atomes –, et que, par conséquent, il ne peut être question d’indétermination quantique (cela ne peut être intéressant). J’entends ici cette propriété, qui à mes yeux est vraie, de l’univers psychique selon laquelle l’enchaînement, dans la psyché, des représentations, des affects et des désirs n’est pas réductible à une causation, ni linéaire ni multidimensionnelle. Les gens croient éviter le problème du déterminisme en compliquant les chaînes de causation ; en fait, on est toujours dans le déterminisme. Pourquoi l’univers psychique n’obéit pas à un déterminisme – ce qui ne veut pas dire qu’il n’y a pas certains enchaînements plus ou moins réguliers, mais que globalement et essentiellement il n’obéit pas à un déterminisme ? C’est une autre histoire ; on en reparlera quand on arrivera précisément à la question des conditions psychiques de l’autonomie et de la réflexion. Il y a donc cette indétermination du psychisme. Elle offre le cadre de l’autonomie, une condition de celle-ci, mais elle n’est pas elle-même l’autonomie ou la liberté. Et cela est clair en ce que cette indétermination est [effective] aussi bien chez un grand mathématicien qui est en train d’inventer que chez un psychotique qui peut faire la chose la plus inattendue. Alors, bien entendu, on peut toujours dire que si la psychiatrie ou la psychanalyse étaient suffisamment avancées, on pourrait prévoir tout ce que les psychotiques ou les névrosés ou même les individus courants feraient à un moment donné. C’est toujours : demain on rasera gratis – j’attends ! Je prétends qu’il y a cette indétermination dans l’univers psychique, que les actes et les pensées ne sont pas prédéterminés et donc, en ce sens-là, qu’ils peuvent être absolument imprévisibles et qu’il ne suffit pas de parler de cette indétermination pour donner le sens de l’autonomie. Elle existe dans toutes sortes d’actes psychiques.
Le troisième sens de la liberté ou de l’autonomie, celui qui nous importe, est le sens de l’ouverture, c’est-à-dire de la mise en question de soi liée à une volonté et capacité de délibération. Je prends ici le terme de « soi » au sens le plus large possible, non pas au sens de la petite individualité empirique qu’est chacun de nous. Mise en question de soi, cela veut dire mise en question de mon monde, cela veut dire mise en cause, par exemple, aussi bien des raisons pour lesquelles cette chambre existe que des raisons pour lesquelles j’existe, ou alors s’il y a des raisons, qu’est-ce que cela veut dire ? Pourquoi j’accepte, ou n’accepte pas, les principes d’identité et de contradiction ? : tout cela fait partie de soi. Donc autonomie, cela signifie ouverture au sens de la mise en question de soi ; et cette mise en question, je dis qu’elle est liée à une volonté et une capacité de délibération et, finalement, cela revient au même. Je veux dire par là que mettre en question le soi en son sens le plus large n’est évidemment pas un acte réflexe, ni ne peut être un acte entraîné par des déterminations psychiques. On ne voit pas quelles déterminations pourraient amener un « système » à se mettre en question lui-même. Et si cette mise en question ne doit pas rester vide, comme on voit qu’elle ne le reste pas dans l’histoire, alors cette volonté de mise en question va de pair avec une capacité de délibération, c’est-à-dire une capacité de décider entre les possibles éventuellement suscités ou créés par le mouvement de l’interrogation. C’est cette autonomie, cette liberté, qui nous importe ici ; et cette liberté [relative à] certaines possibilités du psychisme dont on parlera est une création social-historique et non pas un donné de la nature humaine. Elle va de pair avec la capacité de reconnaître et, le cas échéant, de valoriser la création de sens, donc aussi de laisser apparaître explicitement le sens.
Donc, trois significations de liberté ou autonomie qui, toutes les trois, nous importent mais dont seule la dernière est décisive pour ce que nous voulons élucider : l’autonomie comme causation par le sens – motivation noématique si vous voulez – , la liberté comme indétermination et, finalement la liberté comme véritable autonomie, c’est-à-dire rupture de la clôture où se trouve pris chaque fois le soi – le pour-soi ou la réflexion. Je reviendrai ensuite sur ces termes de clôture et d’ouverture pour leur donner un sens rigoureux étant donné qu’ils sont de plus en plus utilisés à tort et à travers. Je note par anticipation que l’acceptation du nouveau et la capacité de faire paraître le nouveau de manière plus ou moins explicite ou réfléchie sont donc à la fois conditions et effets de la liberté conçue comme autonomie.
Donc, pour conclure toutes les histoires concernant la possibilité de fonder quelque chose sur la discussion, nous dirons que la discussion a pour nous un sens – de même d’ailleurs que la réflexion, les deux étant solidaires de multiples façons ; déjà Platon définissait la pensée comme dialogue de l’âme avec elle-même, espèce de scission interne – pour autant qu’elle manifeste et qu’elle instrumente la rupture de la clôture et que, par là, elle engage le mouvement de la vérité ou la vérité comme mouvement. Cette conception qui est profondément solidaire de notre conception de la vérité, laquelle est tout à fait solidaire aussi de la réflexion, va de pair avec la volonté de rompre la clôture qui est en premier lieu la clôture du pour-soi chaque fois en cause, et cette volonté de rupture de la clôture est à la fois la présupposition de la liberté et sa première réalisation. Nous avons là, à nouveau, le cercle de la création. Je ne peux pas rompre la clôture où je me trouve chaque fois pris si je ne veux pas la rompre, et vouloir la rompre c’est déjà l’avoir rompue. Cela ne passerait pas par la tête d’un fidèle quelconque d’une religion révélée ou d’une religion laïque de vouloir rompre la clôture où il se trouve, mais à partir du moment où il veut la rompre, il l’a déjà, en un sens, rompue.
À l’intérieur de cette conception, ce que nous avons appelé le « rendre compte et raison », le logon didonai, prend un sens tout à fait nouveau parce que la raison elle-même devient objet de questionne ment. L’ordre des raisons n’étant plus posé comme fermé et immuable, il reçoit un statut qui accepte sa mise en suspens et l’accueil du nouveau. L’historicité de l’ordre des raisons est désormais explicitement reconnue et elle est en même temps questionnée dans sa signification quant à elle-même et quant à l’être. Je veux dire par là que s’il y a à redire à l’expression traditionnelle « l’ordre des raisons » – M. Guéroult a écrit un excellent livre qui porte le titre : Descartes selon l’ordre des raisons [1] –, c’est que l’ordre des raisons de la philosophie classique signifie l’ordre des raisons donné une fois pour toutes et qui, comme tel, n’est pas questionnable. Or, précisément, ce que nous disons, c’est que ce mouvement de la vérité accepte la mise en suspens de l’ordre des raisons et l’accueil du nouveau,
Ce qui conduit tout de suite à la reconnaissance de l’idée de l’historicité de la raison et de cet ordre des raisons mais qui, évidemment, fait surgir immédiatement une question que nous aurons à aborder quand nous parlerons du conditionnement social-historique de la réflexion. Qu’est-ce que cela veut dire que la raison de Platon n’est pas celle de Descartes et n’est pas la nôtre ? Et dans quelle mesure ne l’est-elle pas ? De toute façon, elle ne l’est pas purement et simplement puisque si elle l’était, tous ces gens-là diraient le même. C’est ce qu’a prétendu Heidegger : « ils disent tous le même », non parce que c’est la raison, mais parce que tous, en pensant l’être, laissent parler l’être à travers eux. Mais surgit alors la question de l’origine et de la possibilité de cette volonté qui vise la vérité conçue de cette façon et de sa signification pour ce qui est de l’être humain. L’origine et la possibilité de cette volonté de viser la vérité cesse d’être une question généalogique – autre terme qui est redevenu important, lancé par Nietzsche avec la Généalogie de la morale ; on a fait après toutes les généalogies possibles et l’on croyait régler les questions ainsi. Mais je dirais que la question de l’origine et de la possibilité de cette volonté de viser la vérité laisse derrière elle la distinction faite par Ricœur entre généalogie et téléologie ; c’est-à-dire qu’une recherche d’une origine qui épuiserait le sens de ce qui se déroule est la recherche d’un télos, d’une fin, qui contiendra finalement le sens de ce qui se déroule. Nous laissons derrière nous cette distinction parce que cette origine est perpétuellement recommencée, est toujours là. C’est la condition toujours présente, c’est la poussée perpétuellement actuelle qui constitue et anime le mouvement de la réflexion. Chaque fois que je m’arrête et que je questionne, je m’ouvre, autant que n’importe qui dans l’histoire de la pensée, à la possibilité d’une forme nouvelle et je me replace dans la proximité immédiate de l’origine, à mes risques et périls bien sûr : on peut aussi bien délirer ou être mégalomane, ou je peux être, en effet, dans la proximité immédiate de l’origine, c’est-à-dire de cette volonté de viser la vérité comme rupture toujours recommencée de la clôture, moyennant laquelle la pensée se rencontre avec autre chose qu’elle-même.
Le nouveau. Je parle de nouveau non pas, bien entendu, parce que je valorise le nouveau pour le nouveau ou n’importe quel nouveau – tout au contraire. L’époque contemporaine est pleine de « nouveautés » qui, tout simplement, ne sont pas des nouveautés, mais de misérables et affligeantes répétitions du même. Et, après tout, le « n’importe quoi » qui est produit aujourd’hui, ce n’est évidemment pas du nouveau parce que le « n’importe quoi », c’est le rien du tout. Simple opération logique : il n’y a que le rien qui est « n’importe quoi » et le « n’importe quoi » n’est pas nouveau parce qu’il n’est rien alors que le nouveau est toujours quelque chose, c’est-à-dire une forme nouvelle.
Le véritable nouveau est ce qui permet l’ouverture de ce qui est chaque fois clos, et clos inévitablement, dans l’état précédent ; et la possibilité d’accueil du nouveau est une rupture absolue dans l’histoire. Cette possibilité d’accueil du nouveau n’a eu radicalement lieu que deux fois dans l’histoire : en Grèce ancienne d’abord, en Europe occidentale ensuite. Jusqu’aux XIIe-XIIIe siècles, dire de quelque chose que c’était du nouveau, c’était dire que cela ne valait rien ; et lorsqu’un auteur avait des idées nouvelles, il falsifiait les choses ou inventait des renvois à des auteurs anciens pour que ce qu’il avait à dire de nouveau puisse être vraiment accepté ; le tournant se trouve autour de 1200. C’est cela le véritable Moyen Âge et, bien entendu, c’est cela le véritable christianisme : il ne peut pas y avoir du nouveau au-delà du seul nouveau qui est précisément le Nouveau Testament qui se termine avec ce livre qui s’appelle la Révélation – l’Apocalypse en grec (Apokalupsis) –, et qui prévoit déjà tout ce qui va arriver jusqu’à la fin des temps, jusqu’à la nouvelle et dernière apparition du Seigneur, qui n’est pas en fait nouvelle puisqu’elle est déjà prédite par Jean dans ce Livre.
Pourquoi je dis que cette acceptation du nouveau est un bouleversement radical dans l’histoire ? Parce qu’elle exprime une modification radicale de la position, du positionnement de l’homme – de l’Einstellung, en allemand ; de l’impostazione, en italien – à l’égard de l’être et de soi-même. L’affirmation du nouveau, tout simplement la capacité d’accueillir le nouveau sourd, sort, émerge d’une passion ontologique, et présuppose et entraîne à la fois une autre compréhension de soi-même et de l’être humain, une autre attitude du faire humain. Elle présuppose la compréhension, même si cette compréhension est enfouie et même si, en surface, le contraire est dit, de la stratification de l’être ou de l’inexhaustivité des organisations du chaos. Je veux dire par là, qu’à partir du moment où l’être humain est capable d’accepter le nouveau comme valide, c’est comme s’il avait déjà compris que l’être est stratifié, c’est-à-dire qu’il y a autre chose au-delà de ce qui apparaît, de ce que l’on a déjà pensé, etc. ; et c’est, en même temps, poser potentiellement que l’être, c’est-à-dire le chaos, possède ou est un magma de formes d’organisation inexhaustibles. Et, pour des raisons qu’on verra, cette acceptation, cette capacité de créer et d’accueillir le nouveau – mais, encore une fois, « créer » et « accueillir » sont ici tout à fait équivalents – est conditionnée par le social-historique. Si les Narnbikwaras ou les Tupi-Guaranis ne créaient pas de nouveau, ce n’est pas parce qu’ils étaient incapables de créer le nouveau, mais parce que leur fabrication sociale les avait rendus incapables d’accueillir le nouveau. Je ne parle pas ici du moment où la civilisation occidentale envahit les tribus en question et brise le cadre traditionnel, mais je parle des sociétés traditionnelles comme telles. Donc, cette capacité de créer et d’accueillir le nouveau, de l’accepter, de ne pas dire devant une nouvelle pensée : « c’est le diable qui me la souffle », renvoie à la structure ultime de la relation entre le soi, le pour-soi et l’être.
Ici, il faut expliciter un certain nombre de choses qu’on a simplement touchées par la bande et sur lesquelles nous reviendrons longuement ensuite. L’être est chaos, mais l’être est aussi cosmos ; il est multiplicité partiellement organisée de figures elles-mêmes partiellement organisées. Être, c’est être en-soi, c’est l’autotês, c’est l’être indépendant, c’est ce qui est – qu’il y ait un pour-soi ou pas pour penser qu’il est. Et je vous disais même que mon rêve de la nuit dernière est en-soi en un certain sens ; mais dans la mesure où l’être est en soi organisé, c’est-à-dire où il est forme, il est potentiellement aussi être pour, c’est-à-dire qu’il se prête à être pour un soi d’une manière non définie en général qui sera définie par le mode d’être du pour-soi qui émerge. On peut dire d’ailleurs que notre propre émergence comme êtres humains – que nous pouvons difficilement contester ou mettre en doute – en tant qu’êtres qui collectivement et individuellement manifestent une puissance organisatrice, la dotation d’un monde avec du sens, traduit, comme telle, l’être comme cosmos et traduit le fait que l’être-étant est création, c’est-à-dire fait émerger des formes. Donc, notre propre émergence en tant qu’effectivité traduit aussi cette propriété fondamentale de l’être d’une stratification hétérogène – stratification hétérogène parce que notre mode d’être est le mode d’être du pour-soi, et que nous ne pouvons imputer ce mode d’être à une galaxie par exemple. Nous sommes tout à fait hétérogènes par rapport elle, et il y a donc une stratification hétérogène de l’être, et c’est cela précisément qui nous ouvre à l’idée de l’être comme chaos, comme chaos qui est en même temps cosmos, c’est-à-dire multiplicité de formes organisées et organisables, c’est-à-dire par là-même aussi comme être pour, non pas être en-soi mais Fürsein, être pour un être qui est pour-soi. Bien entendu, cette potentialité ne se réalise que par l’émergence du soi comme capacité de faire être un monde, un en-soi.
Nous appellerons « cosmos » l’aspect partiellement organisé en figures du chaos. Nous appellerons « monde » la sphère organisée créée chaque fois par un soi, un pour-soi, sphère organisée qui est un ensemble de [présentations] et de relations qui à la fois permettent au pour-soi considéré d’exister effectivement, [sphère dans laquelle] ce pour-soi se situe chaque fois comme un centre, comme une fixation première d’un ici et maintenant. C’est-à-dire que quand je parle de « cosmos », je vise quelque chose qui appartient à l’être en lui-même. Et quand je parle de « monde », j’entends en principe le monde propre d’un pour-soi, comme quand on dit : « le monde des Aztèques », « le monde des Européens » ou « le monde des abeilles ». Le monde est à chaque fois organisé par et pour le pour-soi considéré sous les conditions et dans les limites – limites indéfinies, mais certaines – que trace à ce pour-soi le cosmos et selon les dimensions et les modes que peut mettre en œuvre ce pour-soi. Nous appellerons « nature » l’intersection des mondes créés par les hommes, la partie commune. Alors il faudrait démontrer, si l’on était rigoureux, que cette intersection n’est pas vide ; ce qui ne relève pas simplement d’une subtilité de langage. Il y a bel et bien une partie commune des mondes des Français d’aujourd’hui et des Cro-Magnon, ou, disons, des aborigènes australiens dans la mesure où l’on en a laissé subsister quelques-uns – je crois que l’on peut le montrer. Je dirais, par parenthèse, que cette nature, ce n’est pas la Lebenswelt de Husserl, plus ou moins reprise par Habermas, celle-ci étant une construction bâtarde qui mélange une partie du monde social-historique du XXe siècle occidental et de ce que j’appelle « nature ». Nous avons donc l’être comme chaos et cosmos, le monde qui est chaque fois monde propre, la nature qui est l’intersection des mondes créés par les humains ; et nous ajouterons une dernière notion qui est importante dans notre tradition : l’« univers » comme la totalité de l’être-étant qui est objet de la réflexion théorique ou scientifique.
Alors, le pour-soi ne peut être chaque fois qu’en créant un monde, son monde. Ce monde est originairement et essentiellement chaque fois clos. Cette clôture ne résulte pas simplement de la limitation du pour-soi, mais du fait que le monde qui est créé chaque fois est créé de manière correspondante au mode d’être du pour-soi considéré. Je veux dire que chaque pour-soi n’est pas du pour-soi en général, c’est un pour-soi déterminé : il peut être déterminé comme cellule, comme baleine, comme être humain, comme être humain de telle époque, comme tel individu, etc. ; et, bien entendu, le monde chaque fois créé par le pour-soi est corrélatif à ce pour-soi et au monde que s’est créé ce pour-soi. Mais comme toute création est toujours création de quelque chose de déterminé et que détermination veut dire limitation, la création est ipso facto limitation, et la création d’un monde est chaque fois création d’un monde limité, d’un monde propre, d’un cosmos idios, d’une Eigenwelt – et ce monde propre est clos. Pour qu’il y ait propriété, il faut qu’il y ait d’une manière quelconque clôture.
Sur la clôture, quelques explications sont peut-être utiles. Je donne au terme « clôture » le sens très strict, même s’il est ici métaphorique, qu’il a en mathématiques. En mathématiques, on parle de « clôture algébrique », et on peut comprendre facilement ce que c’est. On commence par l’ensemble ℕ des entiers naturels. Dans cet ensemble, vous pouvez faire des additions à l’infini ; mais si vous prenez l’opération inverse, la soustraction, vous découvrez que, par exemple, la soustraction 3 - 5 n’est pas possible, autrement dit que la question « combien font 3 - 5 ? » n’a pas de réponse dans ℕ. Pour avoir une réponse nous élargissons ℕ à un autre ensemble, l’ensemble des entiers rationnels ℤ. Dans ℤ, la question « combien font 3 - 5 ? » trouve une réponse qui est (-2). Dans ℕ et ℤ vous avez l’opération de multiplication, mais si vous prenez l’opération inverse, la division, vous découvrez que si 6 / 3 ou -6 / -3 ont une réponse, 2, 6 / 4 est une question qui n’a pas de réponse dans ℤ. D’où un nouvel élargissement du système par l’introduction de l’ensemble des nombres rationnels ℚ, qui sont tous des nombres sous la forme p / q où pet q sont des entiers rationnels. La question 3 / 2 trouve ici une réponse [ … ]. Avec les multiplications, vous avez introduit le fait d’élever quelque chose à une puissance ; 2 x 2 peut s’écrire 22, qui est égal à 4. Si vous voulez maintenant avoir l’opération inverse, √4 est égal à 2, mais vous découvrez que √2 ne se trouve ni dans ℕ ni dans ℤ ni dans ℚ et vous pouvez démontrer, comme l’avait fait magnifiquement Euclide, que √2 ne peut appartenir à ces ensembles. Vous introduisez alors une extension de ℚ que vous appelez ℝ, et qui comprend la réponse à toutes les questions que l’on peut poser sous la forme : (xn +a) = 0. Ces questions n’ont un sens que sous certaines conditions : que a soit négatif et xn positif. Mais si vous voulez la réponse à la question : « qu’est-ce qui se passe si x n’est pas positif et n’est pas élevé à une puissance n paire, ce qui donne un nombre négatif ? », vous faites une extension de cet ensemble en introduisant un ensemble encore plus vaste qui est l’ensemble des nombres complexes, ℂ, dans lequel les nombres négatifs ont des racines qui sont des multiples de i, etc. De cet ensemble, un théorème, dû au mathématicien allemand Steinitz, affirme qu’il est algébriquement clos et unique « à isomorphisme près », c’est-à-dire que toute équation que vous pouvez écrire dans ℂ a ses solutions dans ℂ, a ses racines dans ℂ. Alors, une société est close – en cela l’application est rigoureuse – lorsque toute question qui peut être posée dans le langage de cette société trouve sa réponse dans le langage de cette société, lorsqu’il n’y a pas d’équation insoluble. Bien entendu, les réponses peuvent très bien ne pas être des réponses pour nous, pour les gens d’une autre société.
Nous disons précisément que dans le cadre dune société qui a rompu la clôture surgissent des questions – comme dans une pensée qui est autonome – qui n’ont pas de réponse dans le système déjà établi et qui donc demandent une transformation et un enrichissement du système. La métaphore cesse d’être bonne en comparaison avec les élargissements successifs des systèmes des nombres parce qu’il s’agit, avec eux, précisément d’élargissements successifs et de rapports à peu près réglés, rigoureux entre les systèmes. Mais même en mathématique, on trouve à partir d’un moment des choses qui ne sont pas dans ce qu’on avait mis. Cette série de la construction des ensembles des nombres devrait aboutir à la droite réelle, c’est-à-dire à tous les nombres qui correspondent à des points de l’axe qui va de zéro à l’infini. Or, si l’on reste à cette construction, on n’a pas tous les points de la droite réelle puisque, par exemple, on n’a pas n parce que n est un nombre transcendant, qu’il n’est pas racine d’une équation algébrique. Il y a donc autre chose que ce que l’on construit ainsi – cela pour montrer que les mathématiques sont grandioses, qu’elles touchent à des choses qui dépassent la combinatoire, tombent sur du surréel, de l’hyper-réel.
La rigueur de notre métaphore s’arrête toutefois devant le fait que les ouvertures successives [dans le domaine social-historique] ne surgissent pas ainsi de façon organique, organisée et réglée les unies par rapport aux autres. Il y a donc ce monde propre qui s’effectue dans la clôture. Et nous pouvons appeler « environnement » le fragment de l’être qui est habituellement pertinent pour un pour-soi tel que la situation est observée par un méta-observateur. J’observe une ruche et je peux dire à peu près quel est l’environnement de cette ruche : c’est tout ce qui dans ce monde qui est à moi, méta-observateur, est pertinent pour la vie et le fonctionnement de la ruche, de chaque abeille, de toutes les abeilles prises ensemble. Il est, par exemple, évident que si l’on plaçait La Ronde de nuit de Rembrandt à quelque distance de la ruche, elle ne serait pas pertinente pour le fonctionnement de la ruche, sauf, peut-être, en tant que surface contre laquelle se cogneraient les abeilles ! Alors, ce monde propre est par définition « intéressé », c’est-à-dire qu’il est créé de telle sorte qu’il permette l’existence effective, continuée du pour-soi qui a créé ce monde propre, et cela est le noyau de vérité dans ce que Nietzsche appelait avec pathos et grandiloquence la « volonté de puissance » et la vérité comme forme de la volonté de puissance.
Quand dans tout cela je parle de clôture, la clôture n’est jamais réelle, je veux dire matérielle ou énergétique, etc. Eu égard à cela, il n’y a pas de clôture en un sens ; il s’agit de la clôture du sens, c’est-à-dire de la clôture des modes d’aprésentation, de relation, de signifiance et de référence, c’est-à-dire d’intéressement. Et il n’y a véritablement brèche dans cette clôture que lorsqu’il y a effraction d’une autre signification, c’est-à-dire que ce qui n’était pas sens devient sens ou ce qui était sens pour X arrive à devenir sens pour Y. Cela montre déjà le caractère hautement problématique de l’idée. Comment quelque chose qui est sens pour vous peut devenir sens pour moi ? Thème philosophique de la plus haute importance, thème littéraire parmi les plus grands ; tout Pirandello est basé là-dessus, Proust et Kafka aussi : il y a le sens pour les gens du Château et le sens pour l’arpenteur K. Ils se recoupent seulement dans les accidents matériels, dans les lieux, etc., mais ils ne se recoupent pas comme sens. Qui peut assurer que ce qui était le sens de la tragédie d’Antigone, par exemple, pour les Athéniens qui assistaient à la représentation est le même que pour lui ? De toute évidence, ce n’est pas le même sens. Mais dans quelle mesure peut-on dire que quelque chose de commun existe entre le sens d’Antigone pour les Athéniens en 440 et le sens d’Antigone pour vous et moi qui la voyons ou la lisons aujourd’hui ? Il y a une question lourde ici ; mais ce qu’il faut souligner, c’est que s’il y a transformation du sens pour X en sens pour Y, nous ne parlons pas ici de parasitage – parce que le parasitage de la signification de l’autre sens [à ses propres fins], cela existe comme nous le savons –, mais il s’agit de l’acceptation que cette signification, qui est sens pour l’autre, puisse opérer explicitement, tout en étant reconnue comme sens pour l’autre, dans le remaniement du monde propre du pour-soi. C’est cela reconnaître vraiment l’autre et les autres. Et c’est bien entendu la négation de cette possibilité qui est au fondement de ce qu’il faut bien appeler le solipsisme husserlien et, sous une forme plus dérisoire, le solipsisme de Sartre, qui au fond équivaut à la négation de la possibilité de la société et de l’histoire autrement que comme système de parasitisme réciproque – parasitisme du sens, bien entendu.
La société brise, par la fabrication sociale de l’individu, la clôture de la monade psychique : elle l’ouvre à un certain monde qui est le monde de la société ; elle la remodèle et permet une sorte d’ouverture sociale entre individus appartenant à la même société – c’est cela que l’on appelle communication, et cela va plus loin encore. Cette ouverture, ou pseudo-ouverture, s’opère par le remplacement de ce qui était le référentiel monadique de la psyché par un référentiel très élargi avec, par exemple, le langage, mais il est en même temps tout aussi décisivement clos, car il s’agit toujours de notre société.
L’importance du nouveau, et de la création du nouveau comme tel, et de son acceptation est reliée à tous ces aspects. C’est-à-dire que créer et accepter le nouveau signifie à la fois reconnaître, fût-ce implicitement, l’être comme stratification, comme création, comme source d’altérité. Cela signifie la volonté de rompre la clôture ; cela signifie au moins la possibilité d’accepter, d’accueillir authentiquement un sens qui vient de l’autre ou des autres. Voilà donc pourquoi je parle de nouveau – et vous voyez bien à quel nouveau je me réfère, pas à celui du dernier collant Dim !
J’en viens maintenant à un premier aspect de ce que j’ai appelé le conditionnement, et non pas la détermination ; et, par anticipation, je commencerai par certains aspects du conditionnement social-historique. Et par une citation : « L’individu est un enfant de son peuple, de son monde. Il ne peut se donner les airs qu’il lui plaît, il ne peut pas surmonter son époque » (Hegel, Leçons sur la philosophie de l’histoire). C’est évident, et, en même temps, peut-on en rester là ?
C’est évident d’abord : ce n’est pas la peine de confirmer l’exactitude de cette idée pour l’écrasante majorité des sociétés instituées, pour les individus qui y vivent, et même pour les individus qui nous entourent et pour les individus que nous sommes nous-mêmes. Nous sommes les enfants de notre peuple et de notre monde, et nous nous demandons si l’on peut surmonter son époque. Pour Hegel, l’énoncé est absolument universel et catégorique : personne ne peut surmonter son époque et personne ne peut être autre chose qu’« enfant de son peuple et de son monde » – c’est là le point important et, bien sûr, faux. Hegel, non seulement accepte, mais proclame et glorifie le fait que dans l’histoire apparaissent des individus libres ; mais, bien entendu, c’est [selon lui] parce que leur peuple, leur monde, leur époque les ont enfantés libres.
D’un certain point de vue, c’est étrangement proche de ce que nous disons ici ; et à cela encore, même sous cette formulation, nous pouvons totalement souscrire. Mais apparaît déjà une question : en quoi peut consister cette liberté si ses contenus et ses effets lui sont intégralement prescrits par le peuple et l’époque, c’est-à-dire par la société instituée qui a engendré l’individu libre ? Bien entendu la réponse spinoziste est toujours disponible et est, en fait, la réponse de Hegel : la liberté de l’individu agissant ou réfléchissant sera au mieux la conscience des déterminations auxquelles il est soumis. Cela ne vaut pas en général pour les individus agissants parce que ceux-ci sont pratiquement toujours aveugles, sont menés par leurs passions, leurs idées, etc., mais derrière eux opère la ruse de la Raison, ce dont ils ne sont pas conscients. Les individus réfléchissants, Hegel par exemple, auront, eux, la conscience des déterminations auxquelles ils sont soumis. Je ne parle pas là des déterminations empiriques, du fait qu’ils doivent manger, respirer, etc. ; il s’agit des phases de l’histoire universelle, de la conscience d’appartenir à une époque, à un peuple, de parler la langue allemande qui est la deuxième langue philosophique, d’appartenir au peuple germanique à partir de la christianisation duquel seulement le christianisme est devenu le [véritable] christianisme – ce qui permet de rendre l’islam antérieur au christianisme et d’expliquer que celui-ci représente une étape supérieure à celui-là, bien qu’étant antérieur chronologiquement : c’est là une manipulation hégélienne habituelle. Mais, en tout cas, la liberté de l’individu consiste finalement en cette conscience des déterminations, en la reconnaissance, au sens le plus profond du terme, de la rationalité du réel. La réconciliation consciente et voulue avec son époque est donc, pour l’individu en question, la figure de la nécessité ; et cette figure de la nécessité, si du moins on est Hegel ou en possession de la philosophie hégélienne, devient intelligible. Ce n’est pas là ce que nous entendons par liberté. Cette réconciliation hégélienne n’est, encore une fois, qu’une sanctification de la réalité, quelle qu’elle soit. L’intelligibilité intégrale de la réalité ou sa compréhensibilité – Begreifbarkeit, qui vient de Begrifflichkeit – est une chimère, et si l’on reconnaît que c’est une chimère, on fait exploser le système hégélien qui ne tient comme système que par cette prétention, ce postulat de l’intelligibilité de la réalité (à l’exception de ces étranges choses enfouies dans une phrase de la préface de la Philosophie du droit sur ce qui est accident, illusion, etc., et qui n’est pas réel).
C’est une chimère donc ; et il ne faut pas oublier autre chose, à savoir que cette position qui laisse au philosophe seul la possibilité de la liberté, du moins de la liberté pour-soi, réfléchie, exclut bien entendu l’homme agissant ou l’autre dimension de l’homme, et exclut aussi tout jugement parce que bien entendu l’intelligibilité de la réalité, à supposer même qu’elle existe, n’implique nullement l’approbation de la réalité. Or il n’y a aucun statut dans cette situation pour celui qui désapprouve la réalité existante – non pas qui désapprouve la couleur de la cravate du président de la République, mais désapprouve l’ordre institué dans son ensemble. Ou plutôt, il y a le statut, Hegel le dit plusieurs fois dans la Philosophie du droit, de la ratiocination, de l’arbitraire subjectif, de l’individu qui veut se mettre au-dessus de l’histoire et du monde, etc. L’individu agissant doit s’intégrer. Le philosophe, lui, comprend la nécessité rationnelle de ce qui est, se réconcilie avec ce qui est ; c’est la Versöhnung ; ou comme l’on dira cent vingt ans plus tard, il « laisse être », il est dans la Gelassenheit. On peut penser, et je le pense, que pour le philosophe comme citoyen, comme pour l’homme agissant et l’homme tout court, cette réconciliation constitue la plus honteuse glorification de l’esclavage.
Il y a là une question d’abord : la phrase citée de Hegel, qui est vraie en un certain sens, pose en même temps une question, à savoir : est-ce qu’on peut en rester là ? Pour nous, la réponse est claire : Hegel, en disant cela, est très cohérent avec tout son système de pensée mais ne voit pas la profonde rupture historique que signifie à cet égard l’émergence du projet d’autonomie. Il ne voit pas que cette idée de l’individu, qui est presque complètement exacte et évidente pour les sociétés hétéronomes, devient hautement problématique dans les sociétés dans lesquelles le projet d’autonomie a émergé et où il s’est partiellement incarné dans des institutions. Dans ces conditions, disons en Europe moderne, l’individu ne cesse pas certes d’être l’enfant de son époque ; il reste ontologiquement, à un [certain] niveau, une fabrication sociale à partir du matériel rebelle de la psyché ; il reste aussi conditionné d’une infinité de manières par son époque, par les horizons que cette époque lui trace quant au passé commun : quant à l’anticipation de l’avenir, aux modes de cette anticipation ; quant au savoir sur les autres sociétés ; quant au monde. Mais dans une société où le projet d’autonomie a surgi, surviennent à tous les égards des altérations essentielles ; le type d’individu qui est fabriqué par une société qui a rompu, fût-ce partiellement, avec l’hétéronomie est autre : cet individu est capable désormais de mettre son époque et sa société en question, et ce simple fait représente une rupture ontologique dans l’histoire de l’être. Nous avons ici une forme, un eidos, qui met en question la loi de sa propre existence. Cet individu est enfant de son époque certes, mais, précisément, il est enfant d’une époque qui engendre des enfants capables d’entrer en rébellion contre elle. Cette différence, Hegel ne la voit pas, il la biffe. Cet individu est l’enfant d’une époque où la contestation et la réflexion sont devenues possibles.
Je voudrais illustrer tout de suite cela avec un exemple tout à fait caractéristique qui est la façon dont Hegel traite de la figure de Socrate dans ses Leçons sur l’histoire de la philosophie (Tome 2, chapitre 2, section B, trad. P. Garniron, Vrin, p. 273-339). Hegel se trouve confronté avec cette figure qui l’obsède d’ailleurs – il parle de Socrate dans ses écrits de jeunesse, dans ses Vorlesungen et dans plusieurs autres endroits –, et cette figure ne colle pas, on ne sait ce que l’on peut en faire étant donné la vue générale qu’a Hegel du monde grec, de la « belle totalité » et du fait que l’Esprit, dans ce monde, est seulement objectif mais n’est pas encore parvenu à la scission de la conscience de soi. Alors, je le regrette pour les hégéliens ici présents, mais Hegel procède comme il procède d’habitude quand il s’agit de l’histoire, à savoir avec de lourdes manipulations philosophiques et politiques – des opérations peu honorables. Socrate, Hegel est obligé de le reconnaître, est le représentant de l’individu ; or, cet individu réfléchissant met en question ce que Hegel appelle la unbefangene Sitte, c’est-à-dire les mœurs données de la cité, la moralité coutumière. Où est la manipulation ici ? Elle consiste d’abord en ce que cette mise en question de la Sitte, des mœurs, commence au moins trois siècles plus tôt. On n’a pas attendu Socrate pour cela : déjà Archiloque, le poète lyrique du VIIe, la met en cause, et cette mise en question de la moralité de la cité bat son plein pendant tout le Ve siècle avec les sophistes – ceux que Platon a estampillés comme sophistes. Pour préserver la dialectique, Hegel doit, à son habitude, ignorer le temps réel et faire se télescoper les siècles. Mais il y a encore une autre difficulté, c’est que Socrate – le pseudo-Socrate hégélien –, selon le schéma hégélien de l’histoire universelle, n’aurait pas dû apparaître à son époque : Il aurait dû être un enfant des Temps modernes, parce que cette subjectivité, cet individu réfléchissant, c’est pour Hegel typiquement le saut des Temps modernes avec Descartes et la glorification de l’ego cogito et, beaucoup plus encore, avec Kant et Fichte : ceci est la marque des Temps modernes. Socrate aurait donc dû naître entre 1600 et 1800 ! Le malheur a voulu qu’il soit né en 470 avant J. C. – c’est un prématuré de vingt siècles qui, sans être mis en couveuse, a réussi à vivre 70 ans ! Comment ce prématuré a-t-il donc réussi à sauter par-dessus son temps ? Il a même tellement bien sauté que Hegel n’en peut mais avec Socrate : il le prend ici, le laisse là. Chaque fois, il donne des réponses différentes à la question que lui pose Socrate. Socrate ne peut pas être digéré – il n’y a pas d’ailleurs que Socrate, mais Socrate l’obsède particulièrement parce que c’est le cas le plus flagrant.
Comme je vous le disais, l’opposition fondamentale que fait Hegel entre la Moralität, c’est-à-dire la moralité subjective – l’individu autonome, au sens kantien, qui se donne sa loi –, et la Sittlichkeit, c’est-à-dire les mœurs collectives, entre donc éthique et mœurs, doit être le propre des Temps moderne – c’est comme cela que ça vient, de manière nécessaire, dans tout le système. Mais voilà qu’elle apparaît déjà dans l’Antiquité qui n’aurait pas dû la connaître puisque l’Antiquité incarne la « belle totalité » ; et Socrate manifeste là un ferment de décomposition qui vient avant son heure. Que fait Hegel à ce moment-là ? Eh bien, il refait le procès de Socrate. Il s’allie avec la majorité des juges [de Socrate] et affirme qu’ils ont eu raison de le condamner : « er musste es werden », il devait être condamné, au sens de la nécessité absolue et non pas au sens moral – on aurait eu alors : « er sollte » [2].
Pourquoi cela ? S’il devait être condamné, cela veut dire, d’après la philosophie hégélierme, que Socrate n’a pas de place dans la réalité rationnelle de son époque, et que cette réalité rationnelle – la Raison – se défend et l’élimine du rationnel : elle fait boire la ciguë à l’irrationnel, cet irrationnel représenté par Socrate qui est là par anticipation. Le tribunal de l’Héliée – le tribunal des 1001 ou 501 Athéniens qui jugent – est ici encore, selon la fameuse phrase de Hegel, Weltgericht, à savoir le jugement dernier [3]. Les juges ont prononcé la condamnation de Socrate et, 2300 ans après, Hegel vient et prononce à nouveau la même condamnation au nom de la Raison : il comprend et approuve – cela ne veut pas dire qu’il aurait lui-même tué Socrate de ses mains, ou qu’il ne dise pas à un moment donné que c’est tragique, etc. ; mais les juges avaient raison. Pourquoi avaient-ils raison philosophiquement ? Parce que Socrate mettait en avant un principe philosophique qui n’était pas de son époque : l’opposition de la subjectivité et de la moralité collective. Première question : comment est-il possible que quelqu’un mette en avant des principes qui ne sont pas de son époque puisque tout individu est individu de son époque ? Qu’est-ce que fait donc Socrate au Ve siècle avant J. C. ? Deuxièmement, considérons un peu la suite des événements – ce qui est plus important. Sans cette figure de Socrate, on peut dire que Platon et Aristote sont inconcevables : Platon aurait sans doute été un écrivain important, mais il n’est pas sûr qu’il aurait été philosophe ou, probablement, il n’aurait pas fait la même philosophie ; Aristote encore moins, puisque sa philosophie est une bagarre continuelle avec la philosophie platonicienne : il la suit, la continue et s’y oppose. Mais si vous enlevez Platon et Aristote de la philosophie, c’est une tout autre histoire de la philosophie qu’il y aurait eu après. Alors, cette philosophie qui est l’auto-compréhension et l’auto-conception de l’Esprit par soi-même dépend entièrement, y compris dans le lointain résultat qu’est Hegel lui-même, de cet étrange anachronisme, de cette anomalie survenue il y a vingt-trois siècles qui est Socrate. Voilà de quoi s’étonner.
Maintenant, autre aspect de la même chose, du point de vue philosophique proprement dit, Hegel parle aussi dans les Leçons sur la philosophie de l’histoire de la surprenante similarité des résultats des philosophies grecque et moderne – alors que cette similarité telle que Hegel la comprend n’existe que dans sa tête, mais c’est une autre histoire. Mais cette similarité ne devait pas être, elle fait l’objet d’explications malaisées, et Hegel essaie de l’alléger par l’évocation d’une différence : ce n’est pas tout à fait une similarité puisqu’il y avait une différence dans la vue globale des mondes grec et moderne. Bien sûr il y a une différence énorme, incontestable, tout à fait autre que ce que pense Hegel d’ailleurs, mais précisément cette différence devait empêcher une telle similarité des résultats puisque la philosophie n’est, après tout, que l’expression la plus profonde de l’esprit de son temps.
Enfin, si l’opposition entre Moralität et Sittlichkeit, l’éthique et les mœurs, est et est restée le trait caractéristique des Temps modernes, comme le dit Hegel, et si cette opposition est, comme il le dit à propos de Socrate et pour justifier sa condamnation, ce qui dissout l’État – l’État qui est la figure suprême de la vie éthique et de la vie de l’Esprit dans la réalité –, alors que faut-il dire de la modernité elle-même ? Est-ce qu’il faut déplorer qu’il n’y ait pas eu de juges prussiens pour condamner à mort Kant ou le jeune Fichte ? Ou faut-il se borner à proclamer la nécessaire absorption – absorption dialectique et articulée, mais quand même ! – de l’individu dans l’État comme dans la Philosophie du droit, et dire que si cette scission entre l’éthique et les mœurs a bien eu lieu, tout cela se résout finalement dans la réconciliation avec l’état des choses existant, avec ce qui représente par excellence la réalité ? Mais celui qui veut à tout prix se réconcilier avec la réalité, aussi profond se croit-il et aussi profond soit-il – c’est le cas de Hegel –, ne se réconcilie évidemment qu’avec la réalité du moment parce qu’il n’en connaît pas d’autre. S’il constitue l’étalon à ce moment, il reçoit – on peut dire hélas ! à juste titre – des coups de pied de cette même réalité quelques années plus tard. Ainsi, le Weltgericht, le jugement dernier de l’histoire universelle, fera que, dix ou vingt années après sa mort, Hegel sera traité de « chien crevé » par Marx et tout le monde dira : qu’est-ce que c’est que cette histoire, cette métaphysique fumeuse, etc. ? En tout cas, elle ne sera jamais traitée comme il aurait voulu qu’elle le soit et comme son système l’implique. Et c’est aussi cette réalité qui fera que Heidegger avec son « laisser être » devra passer devant un tribunal de dénazification et se voir finalement retirer sa venia docendi, son droit d’enseigner.
Lorsque nous admettons la dissolution de la fausse et impossible unité du système hégélien, nous devons voir alors que chaque époque cesse d’être un temps de La Vérité. Nous devons admettre qu’elle reste le temps de sa propre vérité. L’idée que la philosophie exprime son époque est pleinement gardée mais, s’il n’y a rien d’autre, alors la conséquence devient le simple relativisme, depuis Nietzsche qui est un produit, en cela Heidegger a raison, tout à fait évident de la décomposition du système hégélien, et Kierkegaard – mais celui-ci a autre chose à quoi s’accrocher : le sacrifice d’Abraham et l’absurdité de ce sacrifice – jusqu’aux « déconstructeurs » d’aujourd’hui.
Nous avons devant nous, précisément, la tâche de comprendre comment chaque époque a, en un sens, sa propre vérité, qu’une philosophie exprime en un sens son époque, et que, dans le même temps, il puisse y avoir une permanence et même une éternité des créations philosophiques comme des autres créations humaines.