L’anticapitalisme, conspirationnisme majeur du XXe siècle

Guy Fargette
mardi 14 décembre 2021
par  LieuxCommuns

Texte extrait du bulletin de G. Fargette,« Le Crépuscule du XXe siècle », n°40, juillet 2021.


L’histoire du terme “socialisme” commence dans les années 1820, avec Owen, Saint-Simon, etc., mais son sens demeure flou. Il résulte de la recherche d’une solution dans le rapport des travailleurs avec l’industrie naissante. La génération de Pierre Leroux (Saint-Simonien) et de Proudhon s’efforce de formaliser ce thème en un évangile social inspiré du modèle chrétien. La facture para-religieuse est donc native dans cette démarche qui veut combattre le jacobinisme politique et le maximalisme communiste, incapables de répondre aux aspirations des couches ouvrières qui se multiplient alors dans l’Europe de l’ouest.
Le terme “capitalisme”, en revanche, n’envahit les discours politiques qu’à partir de la fin du XIXe siècle avec Sombart en 1898 et Weber en 1902. Cette inversion chronologique entre le mot de “socialisme” et sa cible, le “capitalisme”, a frappé les observateurs tant ce décalage était patent. Jusque dans les années 1950, divers esprits indépendants ont régulièrement fait remarquer que le mot “capitalisme” était un terme de combat et non d’analyse. Mais les formules toutes faites que permettait ce mot magique se sont néanmoins répandues de manière presque irrésistible. Ce fait accompli verbal provient des besoins internes de la théologie “socialiste”, les résultats annoncés par ses initiateurs tardant décidément beaucoup à se manifester, à la manière de la deuxième parousie du messie, toujours remise à plus tard dans le christianisme. Le dynamisme des sociétés occidentales n’a cessé de se révéler incroyablement supérieur aux prévisions. Simone Weil [1] a mis le doigt sur le tour de prestidigitation que ce terme cristallise :

(...) que peuvent avoir dans l’esprit ceux pour qui le mot “capitalisme” représente le mal absolu ? Nous vivons sous un régime qui comporte des formes de contraintes et d’oppression parfois écrasantes ; des inégalités très douloureuses ; des masses de souffrance inutiles. D’autre part, ce régime est économiquement caractérisé par un certain rapport entre la production et la circulation des marchandises, entre la circulation des marchandises et la monnaie. Dans quelle mesure ont-elles d’autres causes ? Dans quelle mesure l’établissement de tel ou tel autre système les allègerait-il ou les aggraverait-il ? Si on étudiait le problème ainsi posé, on pourrait peut-être apercevoir approximativement dans quelle mesure le capital est un mal. Comme on reste dans l’ignorance, on rapporte toutes les souffrances qu’on subit ou qu’on constate autour de soi à quelques phénomènes économiques d’ailleurs perpétuellement changeants, et qu’on cristallise arbitrairement en une abstraction impossible à définir”.

Dans ses Écrits historiques et politiques, T.II-2, S. Weil relevait la généralisation envahissante de ce type de défaut (p.37) :

Notre civilisation couvre de son éclat une véritable décadence intellectuelle. Nous n’accordons à la superstition, dans notre esprit, aucune place réservée, analogue à la mytho­logie grecque, et la superstition se venge en envahissant sous le couvert d’un vocabulaire abstrait tout le domaine de la pensée. Notre science contient comme dans un magasin les mécanismes intellectuels les plus raffinés pour résoudre les problèmes les plus complexes, mais nous sommes presque incapables d’appliquer les méthodes élémentaires de la pensée raisonnable. En tout domaine nous semblons avoir perdu les notions essentielles de l’intelli­gence, les notions de limite, de mesure, de degré, de proportion, de relation, de rapport, de condition, de liaison nécessaire, de connexion entre moyens et résultats. Pour s’en tenir aux affaires humaines, notre univers politique est exclusivement peuplé de mythes et de monstres ; nous n’y connaissons que des entités, que des absolus. Tous les mots du vocabulaire politique et social pourraient servir d’exemple. Nation, sécurité, capitalisme, communisme, fas­cisme, ordre, autorité, propriété, démocratie, on pourrait les prendre tous les uns après les autres. Jamais nous ne les plaçons dans des formules telles que : Il y a démocratie dans la mesure où..., ou encore : Il y a capitalisme pour autant que... L’usage d’expressions du type « dans la mesure où » dépasse notre puissance intellectuelle. Chacun de ces mots semble représenter une réalité absolue, indépendante de toutes les conditions, ou un but absolu, indépendant de tous les modes d’action, ou encore un mal absolu ; et en même temps, sous chacun de ces mots nous mettons tour à tour ou même simulta­nément n’importe quoi. Nous vivons au milieu de réalités changeantes, diverses, déterminées par le jeu mouvant des nécessités extérieures, se transformant en fonction de certaines conditions et dans certaines limites ; mais nous agissons, nous luttons, nous sacrifions nous-mêmes et autrui en vertu d’abstractions cristallisées, isolées, impossibles à mettre en rapport entre elles ou avec les choses concrètes. Notre époque soi-disant technicienne ne sait que se battre contre les moulins à vent”.

Dans son livre subtil sur Heidegger, George Steiner produit une série de remarques sur l’ancrage de ce “philosophe” dans la Théologie, sa discipline de formation. G. Steiner remarque ainsi que nombre de formulations heideggeriennes sur l’“Être” prennent une tournure limpide dès lors qu’on remplace ce terme par “Dieu” [2].

Un exercice analogue avec le mot de “capitalisme” permet le même effet d’éclaircissement : les formulations qui l’invoquent prennent presque toujours une tournure saisissante dès lors qu’on lui substitue le mot de “Démon”. En finir avec le Démon est devenu le grand topos de la rhétorique socialiste que Marx a réassujettie au millénarisme communiste, et que les sociaux-démocrates puis les Bolchéviks ont actualisée à leur manière. L’éclairage ne porte pas seulement sur la facilité et l’inconsistance d’un énoncé passe-partout : la substitution rend éclatantes les intentions biaisées de ceux qui pratiquent ce genre d’envolée. En dehors de satanistes pervers, qui oserait défendre le règne du Démon ? Plus remarquable encore, le mot de “capitalisme” semble avoir été utilisé pour la première fois dans son sens plein par Rodbertus en 1870, un politologue et économiste conservateur qui perçut le lien étroit entre État et socialisme, et qui en préconisa l’application, fondant ainsi une tradition conservatrice sur ce terrain, avec quelques décennies d’avance sur les socialistes labellisés.

Pourquoi ce mantra de l’invocation du “capitalisme” a-t-il pris comme un feu de prairie dans le langage politique au tournant du XIXe et du XXe siècle ? Il s’agissait de répondre à la difficulté croissante rencontrée par les théorisations marxistes prétendant définir une “science de l’histoire”. En effet, Edouard Bernstein lève en 1898 un lièvre terrible : la prétention à l’existence d’un déterminisme historique permettant un abord “scientifique” (“technocratique” serait plus précis) des processus historiques reposait sur le postulat d’une tendance irrépressible à la ”paupérisation absolue” du prolétariat (l’idée provient d’une amplification de l’interprétation de Ricardo qui voyait dans le salaire, le prix de la reproduction stricte de la force de travail). Or Bernstein signale que la réalité, censée être “le meilleur marxiste” selon la social-démocratie de l’Europe centrale, démentait décidément ce postulat : le sort de la classe ouvrière s’améliorait bel et bien au fil des décennies, contrairement aux affirmations classiques du marxisme.

La tempête idéologique qui résulta de cette constatation fut étouffée par une réaffirmation de l’orthodoxie, mais au prix d’une double opération. En premier lieu, si le sort des ouvriers s’améliorait, cela ne pouvait avoir lieu que pour une “aristocratie ouvrière”. En second lieu, seul le pillage organisé dans les empires coloniaux pouvait permettre cela. Il fallait donc y voir le résultat d’une exploitation du monde sur un mode primitif, dont cette aristocratie ouvrière se ferait complice à très grande échelle. Cet expédient, dont les historiens ont fait justice depuis (les colonies ultra-marines étant presque toujours déficitaires pour les métropoles coloniales), rompait avec la vision de Marx. Celui-ci, à la suite des Saint-Simoniens, avait une conscience aiguë du dynamisme induit par les mécanismes capitalistes et n’aurait jamais réduit l’innovation historique relayée par la révolution industrielle à une simple opération de pillage (encore que le terme d’“exploitation”, avec sa charge “morale”, pouvait conduire à de tels développements).

Rosa Luxembourg (avec Kautsky et Hilferding) [3] poussèrent cette inflexion théorique assez loin. Il faudrait des injections régulières d’“accumulation primitive” pour relancer périodiquement la reproduction élargie des mécanismes capitalistes. Le monde occidental se réduirait ainsi à une espèce de Moloch dévorant le monde. Les sociaux-démocrates pressentaient l’étrangeté induite par cette improvisation théorique, mais leur argument recourait à une perspective apocalyptique : le “capitalisme” devenait régressif, ce qui était le signe de sa fin imminente. Le titre de la brochure de Lénine, écrite en 1916, L’Impérialisme, stade suprême du Capitalisme résumait cette clôture argumentative, sans rien apporter de nouveau, mais renforçait sa conviction formulée depuis 1903 (avec son Que Faire ?”) que la classe ouvrière était spontanément “trade-unioniste”, c’est-à-dire “collaboratrice”, et ne pouvait passer à la révolution que sous l’impulsion d’un parti de révolutionnaires professionnels dont l’origine et l’ancrage social étaient hors de discussion.

Le tour de passe-passe sémantique incarné par la figure du “capitalisme” a depuis lors servi de façon obsessionnelle. A partir du moment où les mécanismes capitalistes sont considérés comme “formant système” (illusion typique d’intellectuels), ils se constitueraient en une entité toujours identique, mais susceptible de travestissement. Toute erreur de pronostic sur sa fin proche deviendrait dès lors “explicable” par une nouvelle mutation de ce “Démon”, passant à un stade de plus en plus “intégré”, bien qu’il soit à chaque fois censé être le dernier du genre ! De façon congénitale, la théologie anticapitaliste relève de la dissonance cognitive à laquelle a recours toute religion se débattant avec le cruel démenti de la réalité. Les marxistes y sont particulièrement sujets dans la mesure où ils veulent croire, conformément à Hegel même s’ils prétendent l’avoir dépassé, que les concepts mènent le monde.

Paris, le 20 juillet 2021


[1Dans un projet d’article, datant probablement du printemps 1937, Œuvres complètes T. II-2, éd. Gallimard, 1991, p. 126.

[2G. Steiner, “Heidegger”, trad. fr. éd. Champs-Flammarion, 1981

[3Rudolf Hilferding, un social-démocrate autrichien, théorise la rencontre du capital financier avec les opérations coloniales dans son ouvrage intitulé Le Capital financier, trad. éd. de Minuit, 1970.


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