« Le discours de l’écologie (dé)coloniale est une arnaque totale » (2/2)

samedi 29 mai 2021
par  LieuxCommuns


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Déconnexion d’avec le peuple et sa nature

Quentin : Tu as raison Rimso, la campagne est presque complètement industrialisée, mais il reste malgré tout un peu plus d’un demi million d’agriculteurs aujourd’hui et il y en a encore beaucoup qui tentent d’en faire une aventure humaine avec des vraies relations aux animaux, aux espèces, aux systèmes d’élevage, aux systèmes agricoles, à l’agrosystème. Il y a aussi tout un mouvement de néo ruralité. Donc c’est quelque chose qui n’est pas entièrement détruit. Je pense en tout cas que ce qui est aussi en voie d’être détruit, c’est une culture qui est propre : j’ai été dernièrement en contact avec des milieux agricoles de province, de région comme on dit, et je suis frappé par le fait qu’il n’y a que le rap et les postures de banlieue qui déteignent sur les jeunes. C’est devenu un modèle depuis plus de trente ans maintenant : le modèle du jeune est le « jeune de banlieue », entre guillemets, avec le look, avec le comportement, avec le sexisme… C’est très étonnant, mais la colonisation, elle est ici. Quand quand Serge Latouche nous parle de « décoloniser les imaginaires » – et on voit que le terme est une porte ouverte à l’écologie (dé)coloniale, c’est très étrange comme expression – cette décolonisation serait d’abord à jouer à cette échelle-là, c’est-à-dire que les jeunes de régions arrêtent de se prendre pour des jeunes des banlieues et qu’ils aient une existence symbolique. Ils n’existent nulle part. Un jeune aujourd’hui dans l’imaginaire collectif c’est un jeune de banlieue, un jeune issu de l’immigration, c’est très étrange. Les jeunes ruraux ou de la périphérie ou du péri-urbain, de la ruralité qui forment quand même plus de 60% du contingent des jeunes de moins de 25 ans, n’ont pas d’existence, comment dire, symbolique n’ont pas de ressources, ce sont des invisibles : d’où les Gilets jaunes qui ont surgi notamment lors du mouvement du même nom [1]. Donc il y a une ruralité qui n’est pas complètement morte, je pense, et, qui en tout cas, est complètement négligée de la part du discours écologiste qui vise presque uniquement à tenir un discours moralisateur et culpabilisateur auprès des agriculteurs mais aussi des pêcheurs et des forestiers, etc [2]. Il y a une coupure sociologique mais qui est politique aussi, et c’est dans ce gouffre-là, à mon avis, que s’infiltrent les discours de l’écologie (dé)coloniale, en perdant complètement les repères, en partant dans des abstractions qui n’aident absolument à rien à régler, ne règlent aucun problème. Au contraire, ils ne font que les approfondir.

Cyrille : Là on rentre justement dans les racines de l’écologisme, de l’écologie (dé)coloniale qui se retrouvent dans plusieurs croyances que l’écologisme lui-même a mis en avant.

Explication mono-causale

Quentin : Oui, je pense qu’il faut avoir ce mouvement intellectuel – que je trouve intéressant – [qui consiste à] partir des impasses dans lesquelles on est, et de remonter le fil : comment en est on arrivé là ? Par exemple c’est très simple, enfin, c’est maintenant un peu plus clair qu’il y a quelques années, à propos de la Gauche : comment est né l’islamo-gauchisme ? On peut en faire la généalogie, on en avait un peu parlé ; le prolétariat qui déçoit ; on se cherche un prolétariat de substitution : le tiers-mondisme ; etc [3]. Il faudrait que l’on fasse la même chose à propos de l’écologie : comment l’écologie politique, telle qu’elle existe depuis une cinquantaine d’années, peut aujourd’hui être aussi poreuse aux discours débiles de l’écologie (dé)coloniale ? Je pense qu’une des causes fondamentales est que l’écologie politique telle qu’elle existe s’est développée dans la matrice gauchiste, dans la matrice de gauche, c’est-à-dire avec les mêmes travers, les mêmes réflexes, les mêmes automatismes [4] et notamment dans la croyance en un facteur ultime, dans un élément qui incarnerait le Mal. Par exemple le capitalisme, on voit à gauche depuis longtemps le mot qui obsède c’est : le « capitalisme », et à toutes les questions que l’on pose, on a comme réponse : « le problème est le capitalisme ». Du côté des écolos on a d’autres variations des discours : ça peut être la société industrielle et alors tous les problèmes écologiques viennent de la société industrielle ; ou alors du développement, de la techno science ; ou de la technique et alors tous les problèmes sont attribuables à un seul facteur, unique : la technique. Ça je pense que c’est une posture religieuse : on cherche l’incarnation d’un Mal sous une figure unique et une fois que cette figure sera éliminée apparaîtra une solution miracle, elle aussi unique. C’est-à-dire qu’une fois que le capitalisme sera abattu, nous vivrons dans le communisme, ce sera le Paradis sur terre ; une fois que la société industrielle sera dépassée nous vivrons dans des rapports apaisés avec la nature ; une fois que la question de la technique sera « réglée » entre guillemets – je ne sais pas ce que ça veut dire – nous aurons un avenir écologique assuré ; etc. Ça, je pense que ce sont des positions qui sont héritées de la gauche [5] et qui dans le domaine écologique ne sont pas du tout, du tout adaptées.

Cyrille  : C’est l’idée du Grand Soir, c’est-à-dire qu’il y aura un moment où tout va basculer et où tout ira mieux. C’est ce que l’on a on retrouve dans les idéologies millénaristes , etc.

Cécité historique

Quentin  : Absolument. Lorsque l’on prend un petit peu de recul, et ça commence à se faire depuis une vingtaine d’années, on se rend compte que dans l’histoire les problèmes écologiques ont été quasiment constants [6]. Non seulement en Occident avant la colonisation, évidemment, mais aussi dans d’autres civilisations : on connaît les déboisements massifs et qui ont eu lieu en Chine aux alentours du XIe et XIIe siècle, ça avait été monumental. On connaît des empires qui se sont effondrés pour avoir dévasté leur environnement naturel…

Cyrille  : …je pensais à l’Égypte …

Quentin  : Bien sûr, mais même tout le bassin méditerranéen, par exemple : aujourd’hui on vante les mérites de la garrigue et du maquis, paysages typiquement méditerranéens, mais en fait ce sont les cicatrices de forêts qui étaient auparavant et qui ont été ravagées et par les Grecs et par les Romains et par les Perses et par les Assyriens… Le bassin mésopotamien, donc l’Irak actuel, était une plaine d’une fertilité extraordinaire – c’est là que sont nées les grandes civilisations de Sumer, d’Assyrie, etc., – et elle a été en grande partie désertifiée et aujourd’hui ce sont des plaines qui sont très peu fertiles. Lorsqu’on remonte l’histoire, il semblerait même que ce genre de catastrophes existait avant le néolithique : on sait que lorsque l’être humain a débarqué en Australie, les ancêtres des Aborigènes ont provoqué la disparition d’espèces locales qui étaient extrêmement importantes et cela s’est passé il y a quarante mille ans… Lorsque Homo sapiens est arrivé sur le continent américain, il y a douze-treize mille ans – donc les ancêtres des Amérindiens – il s’est passé exactement même chose : un massacre hallucinant et on retrouve des fossiles d’animaux qui ont entièrement disparu sur quelques centimètres montrant que durant 2-3 mille ans, il y a eu des massacres systématiques [7]. Ça c’est une réponse à mon avis très pertinente à l’écologie (dé)coloniale qui prétend [ou sous-entend] qu’avant la colonisation les peuples avaient des rapports harmonieux, de concorde, de communion avec la nature : c’est en partie faux. C’est en partie vrai ; il y a eu des rapports très intimes et très équilibrés [avec la nature] en Europe ou au Maghreb, en Chine, en Inde, etc. et il y a eu aussi les massacres, destruction et dévastation [environnementaux]. L’histoire de l’environnement est d’une complexité extraordinaire et il est difficile de donner des leçons. Le mieux est d’avoir une posture d’humilité et de tenter de trier les choses. Je suis pas en train de défendre le capitalisme, ni la société industrielle, ni la techno-science, etc. Ce que je suis en train de dire, c’est qu’on ne peut pas réduire le problème de l’écologie un facteur unique en promettant derrière, de manière implicite, une solution unique.

Absence de perspectives

Cyrille  : Surtout que ce qu’on peut remarquer dans l’idéologie (dé)coloniale, c’est qu’elle est uniquement négative il n’y a pas de penseurs, il n’y a pas une philosophie qui viendrait d’Afrique [par exemple] : c’est uniquement des gens qui critiquent la colonisation, l’esclavage, etc. mais il n’y a pas de pensée positive dans le sens où il y a très peu d’alternative au système occidental. D’ailleurs tous les ressorts idéologiques viennent en général des universités américaines, il n’y a pas de développement de pensées autonomes donc ce serait mal parti pour recréer une société qui mettrait au centre l’écologie et l’humain après des révolutions (dé)coloniales… On voit mal l’alternative…

Quentin  : La situation est la même à propos de l’islamo-gauchisme. On peut comparer l’islamo-gauchisme, par exemple, à la complaisance vis-à-vis de l’URSS ou d’autres régimes de Pol Pot, du FLN, de Castro, etc. ; c’est une complaisance envers un totalitarisme [8]. Mais au moins derrière il y avait l’idéal d’une société socialiste utopique. Le parallèle avec l’islamo-gauchisme s’arrête là parce qu’ici il n’y a rien de positif : il n’y a pas de société musulmane modèle, c’est une absurdité, ça ne fait rêver personne et sinon on irait tout simplement, on irait y vivre… Il n’en est rien. Et là, effectivement, tu as raison, on se retrouve avec l’écologie (dé)coloniale dans la même situation : c’est une critique et même une haine de l’Occident et même des Blancs, c’est une folie, c’est une haine sans solution. On dirait que la solution est dans l’anéantissement… Mais une fois que tout sera anéanti, on voit pas ce qui pourrait remplacer … Mais je crois que c’est cette haine aveugle qui leur donne une telle énergie.

Le primitivisme

Alors ceci étant dit et si on parle de véritable écologie décoloniale là pour le coup la critique ne peut pas être appliquée. On voit se développer dans le milieu écologiste un primitivisme – qui très ancien là aussi – c’est-à-dire le rêve de revenir une société pré-moderne avec des cosmogonies de type indiens d’Amazonie, Africains de brousse, etc. Notamment après le livre de Philippe Descola Part-delà nature et culture [Gallimard 2005], livre par ailleurs très intéressant, il y a beaucoup d’écolos comme à Reporterre, qui se sont mis à rêver d’adopter la mythologie des Achuars ; c’est une tribu d’Amazonie animiste dans laquelle n’y a pas de séparation entre la nature et les humains, où tout est flouté, les relations avec les éléments naturels sont équivalentes à des relations entre gens d’une famille, d’une fratrie ou de cousinage, etc. Là, on a une alternative, mais elle est complètement métaphysique, elle est absolument inapplicable [9]. Donc les écolos en sont arrivés à rêver à ça.

Cyrille  : C’est la sortie de la rationalité

Se débarrasser de la modernité

Quentin  : Complètement, absolument. Là c’est une sortie de modernité. Et alors l’écologie (dé)coloniale dont on parle aujourd’hui utilise ce tropisme primitiviste pour, de manière aussi implicite, faire rêver l’Occident à un au-delà de la modernité [10]. Mais c’est absolument vide ; il n’y a rien du tout, c’est une impasse, moi je pense que, très profondément, c’est une impasse, notamment parce que là nous parlons d’écologie politique, et que l’écologie en tant que science et la politique en tant que le domaine de la pensée exigent une séparation entre la nature et l’être humain. Peut-être que l’on en reparlera un autre jour mais ce sont des notions philosophiques qui sont importantes à mon avis. Prenez par exemple le cas de la Chine où il n’y a pas de séparation réelle entre la nature et la société, du moins de manière assez approximative, il y a un taoïsme où il y a une alternance entre deux principes, le Yin et le Yang que vous connaissez, l’homme et la femme, l’obscurité et la lumière, etc. Ça fait beaucoup rêver les écolos, une autre cosmogonie, une autre ontologie, comme disent les anthropologues, où la nature et la société ne soient pas opposés. Mais le problème est que, à partir du moment où il n’y a plus d’opposition entre la nature et la société, les questions éthiques ne vont pas se poser la même manière ; par exemple cette semaine a été annoncé la création par une équipe franco-chinoise, je crois, d’un embryon mi-humain, mi-animal…

Cyrille  : … une chimère…

Quentin  : … absolument, ce qu’on appelle une chimère. Nous, on est très choqués ; c’est quelque chose dont on n’a pas du tout envie, qu’il y ait des manipulations génétiques sur le vivant. Mais derrière cette attitude-là, qui est la nôtre, il y a un clivage entre le naturel et l’artificiel. Ce clivage-là, dans la cosmogonie chinoise, est très largement atténué ; il n’y a aucun problème, pour un Chinois, de créer des êtres hybrides aussi bien dans la robotique que dans la génétique. Mais, là-dessus, les écolos ne parlent pas, évidemment… C’est très compliqué, ce sont des histoires qui sont vraiment complexes et on ne peut pas dire qu’il faut que l’Occident arrive à sortir la modernité pour adhérer à une cosmogonie chinoise, indienne, Achuar ou je ne sais quoi. C’est une absurdité.

Évanescence de la politique

Rimso  : Tout ce que vous dites là me fait penser à un mythe, c’est un peu le retour à des pensées magiques, un état psychologique où on est tous à chercher le Paradis sur Terre, l’Éden, quitte à ce qu’ils soient réellement établit pour certains ; ça peut être la religion par exemple, pour la pensée islamiste ou autre, où on rêve à des territoires où iraient les peuples et qui seraient magnifiques… C’est vrai que ça ne tient pas du tout la route pour transformer notre quotidien, nos relations… Ce qui est important pour moi, c’est que si on veut remettre en cause des choses importantes dans notre rapport à l’écologie et au social, il faut de s’attaquer aux modes de production ; parce que si la question du travail et du comment on produit les choses n’est pas posée, on pourra toujours essayer de faire des micro-consommations différentes, essayer de combattre la démesure, etc. mais il faudrait se forger une philosophie qui nous permette aussi de faire mettre en place nos moyens de subsistance, comme on disait. On ne veut pas vivre dans des sociétés où c’est, je crois, moins de 5% de la population qui nourrit tous les autres ; forcément il y a une massification industrielle et toutes les nuisances qui vont avec. Sur la question de travail, on peut se poser la question : comment on devrait s’organiser pour produire ? Parce que si on refuse que certaines tâches soient hypra-spécifiques, que l’on extrait je ne sais pas combien de kilos de tonnes de métaux à certains endroits pour faire tourner des industries, des avions, des armées, des téléphones, des télévisions écran plat, et tout ça, c’est polluant, c’est dangereux… Peut-être qu’il faudrait que quelqu’un se dise : est-ce que moi je suis prêt à me mettre à sa place ? Là, on se dit qu’il y a une hiérarchie du travail, c’est comme ça, c’est les autres qui vont prendre, je m’en fous, je continue à me gaver… Mais évidemment il faut que l’on rende désirable aussi la question de savoir comment on s’organise et est-ce que l’on est prêts, nous, à faire, à réfléchi à ça ? Qu’est ce qu’on est prêt, nous, à faire comme boulot, ou pas ? Et qu’est-ce qu’on est prêt à faire subir à d’autres pour en bénéficier dans notre consommation ?

Quentin  : Tu as tout à fait raison. Tu renvoies en fait au projet de société. L’écologie est politique par essence, à la manière dont on l’entend ici : une politique écologique exigerait l’élaboration d’un projet de société. Mais on en est extrêmement loin, effectivement. La manière dont on produit, et qui produit et comment, mais aussi la manière dont on décide. C’est un peu la question que je pose aux décroissants ; moi, je suis pas contre la décroissance mais ils restent dans un registre de l’économique – la croissance / la décroissance – et je lis très rarement des considérations politiques sur qui produit et comment et pour qui et qui décide et comment et à quel moment et selon quel protocole [11]. C’est-à-dire qu’il n’est pas question de démocratie directe, ou très peu, ou c’est très implicite et même chose pour production. Le problème est que l’écologie – c’est ce que je disais auparavant – est très marquée par l’imaginaire de gauche et il faudrait arriver à en sortir parce que la gauche, la gauche marxiste, postule que la politique n’existe pas, en fait. Pour un marxiste, il n’y a que l’économique et la politique n’est que secondaire [par rapport] à l’économique ; donc la question de la société de demain n’a pas à se poser. Il y a très peu d’écrits de Marx qui parlent de la société communiste, c’est très allégorique, très elliptique et c’est la même chose dans la plupart des mouvements du XXe siècle ; on lit rarement des propos sur [ce que sera] la société de demain. Je pense que l’écologie devrait renouer avec la politique au sens noble, c’est-à-dire la question « quelle société on veut ? » et tenter de la décrire, non pas décrire une utopie, mais tenter de retrouver des repères, au moins et je pense qu’aujourd’hui on en est à un tel niveau de désincarnation, d’abstraction qu’on en arrive à l’écologie (dé)coloniale qui raconte n’importe quoi. Je suis d’accord avec toi ; je suis pour un retour à des questions très politiques.

Le problème est que lorsqu’on se remet à discuter de ça dans un imaginaire de gauche, on se retrouve avec les vieux découpages gauchistes qui, au font, n’ont jamais été dépassés entre les staliniens, les trotskistes, les post-mao, les insurrectionnalistes, etc. donc on retombe dans la vieille politique [12]. Ça c’est une impasse de notre époque et dans laquelle l’écologie est embourbée jusqu’aux épaules.

Une nouvelle mythologie religieuse

Pour rebondir sur ce que tu disais au tout début ; tu as entièrement en raison aussi – si j’ai bien compris – lorsque tu parles d’imaginaire religieux. Au fond l’écologie politique est un décalque de l’imaginaire gauchiste qui est lui-même, au fond, un décalque de l’imaginaire judéo-chrétien et donc dans lequel on a un peuple élu – le prolétariat –, un Paradis, une Bible – Le Capital –, un Dieu – un Dieu mauvais qui s’appelle le Capital, justement, donc le capitalisme comme l’incarnation du Diable, etc. Et on est, aujourd’hui, encore plus dans un imaginaire religieux lorsqu’on parle d’écologie : on parle du Jardin d’Éden, on parle du Déluge, on parle de l’Apocalypse, on nage réellement dans des mythes, des mythes contemporains avec la culpabilité judéo-chrétienne sur laquelle l’écologie (dé)coloniale et les (anti)indigènes jouent à fond – ce sont les Blancs qui sont coupables, « vous avez croqué la pomme, etc., donc vous êtes mauvais, il faut expier votre faute ! », c’est la repentance, etc. Ça, ce n’est pas de la politique, là, on est dans la psychothérapie, la mauvaise psychothérapie…

Peut-être pour enchaîner aussi sur quelque chose d’un peu plus précis : le terme d’« Anthropocène » a beaucoup de succès et il y a beaucoup de variations dessus, le « Capitalocène », le « Colonisanocène », le « Technocène », le « Thanatocène », etc. et là on est vraiment, pour moi, dans de la spéculation qui ne mène à rien. L’Anthropocène, je pense que les auditeurs sont au courant, c’est l’idée que depuis un siècle ou deux, nous sommes entrés dans une société industrielle où l’être humain a un impact sur le fonctionnement de la planète. Le problème est qu’on en déduit qu’avant nous n’avions aucun impact et c’est faux. Rien que l’emploi du terme, à mon avis, dénote un regard qui est faux : depuis que Homo sapiens existe – et Homo sapiens, c’est trois cent mille ans – il a un impact massif sur son environnement, il a déboisé de manière monumentale, il a créé des extinctions massives d’espèces, il semblerait même qu’il ait changé le climat deux ou trois fois… Il y a une histoire entre l’environnement et l’Homme et en ça le terme d’Anthropocène me semble réduire le problème à la question de l’Occident. Donc, là aussi, on voit que le terme qui émane du milieu écologique occidental prépare à l’offensive de l’écologie (dé)coloniale. C’est pour ça que je pense que l’écologie (dé)coloniale a malheureusement de l’avenir ; le terrain de l’écologie politique de tel qu’il existe aujourd’hui est très dévasté, il est très pauvre, très idéologique, religieux même, et il ne débouche sur rien.

Cyrille  : J’ai impressions que ça remonte encore plus loin : ça me fait penser à toutes ces histoires de mère nourricière, etc. Dans l’écologie on retrouve beaucoup de mythes, donc c’est pas forcément anti rationaliste mais il y a quand même des mythes fondateurs qui renvoient à l’image du bon sauvage. C’est-à-dire qu’il y aurait un moment dans l’humanité où on était bon, par nature et la société nous corrompt et cette société, c’est le système capitaliste et c’est l’Occident.

Quentin  : Oui, absolument. Mais ce mythe rousseauiste est présent aussi dans l’imaginaire libertaire ; il y a de ça dans l’imaginaire anarchiste qui voudrait qu’il suffirait d’abattre les systèmes d’oppression, les hiérarchies, les dominations, [les religions], etc. et il y aurait un accord entre nos désirs mutuels, il suffirait de discuter un peu et puis tout se réglerait… Ça c’est un imaginaire qui a baigné le mouvement ouvrier qui était très naïf. Malheureusement, on se rend compte que ce n’est pas comme ça que ça marche : l’être humain n’est pas fait a priori – n’a pas été conçu si jamais il a été conçu par quelque chose ! – pour vivre de manière harmonieuse ni entre les humains, ni entre l’homme et la nature. Si jamais il y a des accords, si jamais il y a des harmonies ponctuelles, si jamais il y a un établissement de relations équitables, c’est systématiquement une création, une création culturelle – et encore faut-il le vouloir. Tu as entièrement raison de dire qu’on nage en plein mythes dès qu’on parle d’écologie, mais dès qu’on parle de politique aussi. Et je crois que la pensée, un objectif de la pensée, l’objectif même de la pensée, c’est d’arriver à sortir des mythes et non pas une fois pour toutes, parce qu’on vit avec, mais arriver à penser, c’est arriver et à penser hors des mythes…

Cyrille  : … démythifier…

Quentin  : Oui, ponctuellement, mais à un moment donné, arriver à penser en dehors des mythes, en dehors de la religion, en dehors de solutions qui datent de plusieurs millénaires [13]… Et on se débat avec ça…

Entre l’écologie techno-scientiste, gestionnaire et gauchiste

Rimso  : Je voulais préciser aussi, à propos des idéologies écologistes, des mythes que ça peut véhiculer ; certains disent qu’il faut retourner à l’écologie, au fondement de l’écologie qui est une science, la science écologique. Et alors là, attention, moi je suis aussi critique du rationalisme comme il peut être mené, avec tous ce côté scientiste. Je pense qu’il faut trouver notre ligne de fuite et discuter politique et discourir sur ce que l’on veut dans la société sans tomber ou retomber dans une écologie comme science ou de l’écologie mystique.

Quentin  : Oui, on est à l’intersection de plusieurs écologies. Je pense qu’il y a trois pièges dans l’écologie politique. Il y a d’abord le techno-scientisme dont tu viens de parler, croire que la science va tout résoudre. Il y a ensuite l’écologie gestionnaire, c’est-à-dire, en gros, on ne change rien à part quelques lois, on met des éoliennes en plus des centrales nucléaires, on protège les petits oiseaux, etc. Et puis l’écologie gauchiste qui est en train, je crois, de devenir l’écologie (dé)coloniale [14]. Je pense que c’est trois impasses effectivement et qu’il y aurait un chantier énorme qu’il faudrait ré-ouvrir : la pensée de l’écologie politique. C’est un chantier qui est énorme mais qu’il est urgent d’ouvrir parce qu’on va avoir un « mix » des trois : on va avoir les techno-scientistes à travers les projets de géo-ingénierie où on tente de modeler les grands cycles de la biosphère en envoyant notamment des particules dans l’atmosphère pour filtrer les rayons du soleil afin de limiter les changements climatiques, de séquestrer le carbone à l’aide de procédés artificiels, etc. ; on va avoir l’écologie gestionnaire puisqu’il ne risque pas d’avoir de révolution émancipatrice ou du moins c’est mal parti ; et puis on va avoir l’écologie (dé)coloniale puisque ce sont des dynamiques mondiales qui sont en train de se mettre en place et que l’Occident décline assez clairement. Donc on risque de se retrouver avec un régime qui prendra le pire de ces écologies politiques [15]

Cyrille : Peut-être qu’on peut conclure là-dessus. À moins que vous ayez des choses à rajouter…

Daman  : Quentin, peut-être que tu peux rappeler un ou deux articles, des liens ou des ouvrages…

Quentin : Je peux renvoyer à la page « Gare à l’écologie (dé)coloniale ! » et aux articles de « La Décroissance » dans les deux numéros de mars et avril, qui sont très bien.

Cyrille : Celui d’avril était un numéro sur contre l’écologie (dé)coloniale, plus ou moins, avec un long un article à l’intérieur. Il y a aussi la brochure de Lieux Communs qui s’appelle Pandémie, écologie et politique.

Quentin : Et sur cette page « Gare à l’écologie (dé)coloniale ! » on a tenté de synthétiser la plupart des choses qui se sont dites ici en termes de descriptions sociologique de l’infiltration de l’écologie (dé)coloniale dans les milieux écolos, avec des renvois quelques textes.



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