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Il n’est donc pas étonnant que Freud soit sévèrement critiqué. Ses constructs sont décidément trop loin de l’expérience. La libido n’est pas observable, disions-nous. Corrigeons : la sexualité ne l’est pas non plus ; en toute rigueur ne le seraient que l’organe et les comportements qui lui sont associés. Mais, à la différence de la libido dont le foyer est indéterminé, les contours mouvants, la sexualité est un bon construct parce qu’elle circonscrit un ensemble de données telles que les avatars du comportement (de la demande et de la réponse) se voient reliés à un objet, sont localisables et mesurables par rapport à lui.
Il ne vient jamais à l’esprit de Kardiner que ses constructs puissent voiler l’expérience au lieu de l’éclairer, qu’au lieu de s’engendrer dans l’observation, ils soutiennent une théorie qui, en son principe, interdise de voir autre chose que ce qui fonctionne au registre de l’adaptation et de l’intégration. Il ne lui vient pas à l’esprit qu’ils soient taillés pour s’adapter les uns aux autres et s’agencer en systèmes. Il ne lui vient pas enfin à l’esprit qu’il y ait un écart entre le champ de la théorie et ce qu’on nomme les choses elles-mêmes ; que la pertinence des concepts ne coïncide pas nécessairement avec leur fonction opératoire, que les opérations parfois ne servent qu’à les justifier, que la cohérence d’un système ne fournisse pas à elle seule le critère de sa vérité.
En dépit des critiques qu’il lui adresse, Kardiner ne se détache pas du béhaviorisme car, s’il accepte de reconstruire, par-delà les comportements manifestes, les raisonnements inconscients qui les sous-tendent, il n’en retient jamais que ce qui se laisse mettre en forme de réponse à des sollicitations définies comme des stimuli. Ces réponses, disions-nous, se déterminent l’une l’autre, puisqu’elles sont régies par un principe de structuration dont la personnalité est le porteur. Mais un tel modèle, le béhaviorisme le forgeait déjà dans le cadre psychophysiologique qu’il s’était assigné. Et l’on peut à bon droit se demander si le schéma de la réponse conditionnée ne joue pas le même rôle dans la théorie kardinérienne que celui du réflexe conditionné dans la théorie de Watson. Ce qui importe à notre auteur au premier chef, c’est de montrer comment, dans une société donnée, les actions réglées des adultes –des parents dans une famille d’un certain type – déclenchent chez l’enfant telle espèce de réactions, comment celles-ci composent les unes avec les autres jusqu’à créer un faisceau d’attitudes qui fournissent au moi le pouvoir de s’orienter dans l’ensemble des situations affrontées par la suite ; comment s’établit, dans la balance des frustrations et des satisfactions, dans le jeu des compensations suscitées par l’anxiété, un équilibre plus ou moins coûteux, plus ou moins rentable, un système de sécurité plus ou moins efficace en regard des nécessités objectives. L’analyse ne vise ainsi qu’à définir les processus d’adaptation, d’intégration, de régulation en vertu desquels le moi se constitue comme tel. Pourquoi donc des sociologues si prompts à condamner le biologisme de Freud s’accommodent-ils de ce mécanisme alors qu’ils en font la critique dans leur propre discipline ? Sans doute les concepts kardinériens ont-ils le mérite de ne pas les dérouter. Comment les dérouteraient-ils effectivement puisqu’ils sont fabriqués à l’usage de la psychosociologie ? Mais on ne peut se satisfaire de les juger maniables. Ils ont leur origine dans un champ particulier de la connaissance, celui de la psychanalyse. Kardiner lui-même ne le laisse pas oublier qui se réfère précisément à l’interprétation de névroses dont il eut à traiter. Ce devrait donc être le premier souci de chacun de scruter cette origine, et de se demander par exemple si l’auteur, dans la critique de la libido, du surmoi ou du complexe d’Œdipe, rend effectivement compte des phénomènes que Freud s’efforçait de penser ou s’il en fait perdre la signification.
Arrêtons-nous un moment sur le concept de libido. Le voici abandonné aux philosophes. Kardiner ne veut connaître que du besoin alimentaire ou du besoin sexuel et ne l’étudier qu’en relation à des situations dites réelles où il se trouve satisfait ou frustré, d’une manière ou d’une autre, par des agents identifiables. Il ne nie pas que le plaisir soit associé à la satisfaction du besoin, et lui assigne même la fonction de renforcer le moi ; mais tel qu’il est défini, le plaisir se réduit à l’effet de la satisfaction. Or, lorsque Freud parle de la bouche comme d’une zone érogène, ce qu’il a en vue, c’est un phénomène que Kardiner décide d’ignorer : que le nourrisson, dans le temps où il cherche à apaiser sa faim, cherche à goûter le plaisir, que dès l’origine besoin et désir sont liés et différenciés, ou que dans leur indistinction le principe de leur différenciation est déjà posé. Nous renvoyons ici le lecteur à ce que dit Freud de la succion et du suçotement dans les Trois Essais – que le nourrisson, séparé du sein, est déjà conduit à se satisfaire de son propre corps ; qu’à prendre pour objet la lèvre, la langue ou une autre partie du corps, il exerce déjà une activité auto-érotique. L’expression cache-t-elle une hypothèse métaphysique ? Mais Freud l’appuie sur l’observation, soit qu’il note le passage direct dans de nombreux cas de la succion infantile à la masturbation ; soit qu’il trouve dans des anorexies l’effet d’une perturbation de l’activité érotique. Le mérite de l’analyse freudienne est qu’elle fait aussitôt entrevoir qu’il y a, donnée avec le rapport au plaisir, une histoire dont les péripéties sont irréductibles aux conditions dans lesquelles le besoin opère, encore qu’elles y trouvent leur fondement. Nous découvrons ainsi que le plaisir aussitôt qu’il se donne, en l’absence de l’objet premier de la satisfaction, a la valeur d’un substitut, qu’il est marqué de la perte de cet objet, qu’il y a donc un écart de soi à soi qui accompagne, dans l’auto-érotisme déjà, la coïncidence de soi avec soi – écart dont le report est possible de telle façon que n’importe quelle partie du corps peut jouer le rôle de zone érogène, se faire le support du plaisir à distance du lieu de la fonction physiologique. Il apparaît alors que le désir est, par principe, exposé aux avatars d’une expérience dont autrui, s’il est l’instigateur, ne décide pas du cours par sa conduite de fait. Or il n’importe pas que nous avancions plus loin dans l’analyse de ce que Freud nomme le stade oral pour préciser la nature de l’incorporation de l’objet, dont il fait le premier mode de l’identification ; encore moins que nous nous risquions à décrire les phantasmes dans lesquels Mélanie Klein déchiffre les signes d’un premier clivage entre le bon et le mauvais objet et entre l’image maternelle et l’image paternelle – thèse dont il y a lieu de s’étonner qu’elle attire des commentaires si légers de notre auteur quand il s’avère qu’elle repose sur des observations dont la littérature analytique ne fournit pas d ’équivalent – , ces seules remarques suffisent à mettre en question l’affirmation que l’on peut déterminer ou simplement esquisser avec certitude ce que seront les réactions de l’enfant, en connaissant les disciplines de base auxquelles il est soumis. Mise en question radicale puisqu’elle mine le statut accordé au réel, conçu comme ensemble d’institutions dont l’efficace pourrait être fixé au seul examen de la conduite ou de l’attitude manifeste des agents qui ont la charge de répondre au besoin.
Dira-t-on qu’accorder à Freud son interprétation d’une libido orale est céder au biologisme ? Mais celui-ci ne prétend pas donner une théorie du fonctionnement de la libido, comme on fait celle de la circulation sanguine ou du système nerveux. Quels que fussent les espoirs qu’il mettait dans les progrès de la biologie et de la chimie pour en obtenir une confirmation de certaines de ces inductions, nul doute que la pulsion ne soit déjà pour lui un concept limite entre le psychique et le somatique, un représentant psychique des excitations organiques et que, lorsqu’il en vient à parler de ce que l’un de ses Essais nomme son destin, ce soit de son destin psychique qu’il s’agit. Ce qu’on récuse avec le concept de libido, c’est non pas une thèse biologiste, comme on le dit, mais l’idée que les objets et le moi se constituent en fonction d’un jeu d’investissements qui, pour s’organiser différemment à des stades successifs, procèdent d’une même source et y ramènent ; c’est l’idée que tous les remaniements du rapport avec l’autre, toutes les redistributions de l’énergie pulsionnelle s’inscrivent dans le même champ ; c’est en conséquence l’idée qu’une histoire s’institue, s’ordonne et se sédimente à partir d’épisodes dont il serait vain de chercher la clé dans l’organique ou dans le social. Mais ne faut-il pas dire plus ? N’est-ce pas quand on veut séparer un besoin alimentaire et un besoin sexuel, repérer les avatars d’une fonction physiologique, lier à un organe spécifique les causes des frustrations et des satisfactions, bâtir sur le bilan de ces frustrations et de ces satisfactions un système de personnalité, qu’on parle le langage du biologisme ; et n’est-ce pas alors par un coup de force qu’on convertit ce langage en celui de la psychologie lorsque, par exemple, on traite de la demande de nourriture comme d’une demande de protection ?
Formulée en ces termes, la question peut être reposée au regard de toutes les interprétations que Kardiner substitue à celles de Freud. Suffit-il, par exemple, de constater que l’activité sexuelle de l’enfant ne fait l’objet en certains cas d’aucune répression pour conclure à l’absence du refoulement ? Même un auteur aussi soucieux de dénoncer les méfaits de la répression que Marcuse s’est bien gardé de réduire le refoulement à l’effet d’une contrainte sociale. Kardiner incite pour tant à adopter cette thèse parce que, dans ce domaine comme dans tous les autres, il veut s’en tenir à l’analyse des relations interindividuelles et ne rien affirmer qui ne s’observe en termes d’action et de réaction. Or, sans parler des rapports de la sexualité et de l’agressivité, phénomènes que notre auteur s’interdit de reconnaître, décidé qu’il est à ne nommer agression qu’un mode visible du comportement, on est en droit de se demander si l’enfant peut jamais donner un statut au plaisir qu’il tire de la masturbation, s’il n’y a pas nécessairement pour lui un décalage entre l’exercice de la sexualité et ce qu’elle met enjeu, dont il n’a pas les moyens de prendre la mesure ; si enfin le fait que l’objet de la sexualité ne soit pas représentable ne le condamne pas au phantasme et ne suppose pas toujours une expérience louche dans laquelle il ne peut être qu’étranger à lui-même ou interdit à lui-même. La même réserve s’impose devant l’hypothèse que le secret dont s’entourent les rapports amoureux des parents a un effet décisif sur la constitution de la personnalité de base ; car le problème une fois encore esquivé, est de savoir si l’enfant a la possibilité, là même où rien ne lui est caché, de faire une place dans sa propre expérience à ce qu’il perçoit ; si le plaisir de l’adulte et tout ce que l’accouplement met en jeu dans la relation de l’un avec l’autre, ne demeure pas pour lui énigme -non pas rien, mais une question hors du champ de toute réponse possible. On dira que pour trancher le problème il faut consulter l’expérience. Mais n’est-ce pas un indice probant que les enfants, après s’être forgé une théorie de la sexualité, puissent la maintenir, comme le montre Freud, pendant longtemps, envers et contre toutes les découvertes qui la contredisent, qu’ils n’ajoutent pas foi, comme le note Mélanie Klein, aux descriptions des parents ou de l’analyste. A reconnaître, dans les rêves des adultes, les vestiges de telles théories, ne doit-on pas convenir que leur cohérence, ainsi demeurée à l’abri des atteintes du savoir, portait la marque d’un désir irréductible aux effets de l’expérience « réelle » ? Pour décider, dira-t-on encore, il faudrait interroger les rêves des hommes qui, dans des cultures différentes de la nôtre, ont ignoré la répression de la sexualité infantile, ou à défaut consulter les mythes qui, présume-t-on, sont à la personnalité de base ce que le rêve est à la personnalité individuelle. Or les enquêtes de Kardiner ne nous apprennent-elles pas que leur signification est toute différente de celle que la psychanalyse freudienne ferait attendre dans ce domaine ? Nous reviendrons sur cet argument, mais remarquons tout de suite qu’il ne peut lever nos doutes, car telle est la méthode de Kardiner qu’elle détermine les résultats de sa recherche. Une fois décrété, en effet, qu’il n’y a pas de refoulement sexuel possible chez les Marquisiens, puisque la masturbation infantile y est encouragée et que l’accouplement des adultes est aisément observable, notre auteur s’interdit de se référer à des mobiles sexuels dans l’interprétation des mythes ; et, d’une manière générale, il tient pour invérifiable, donc pour illégitime, le recours à une symbolique élaborée à partir des névroses spécifiques de notre propre culture. C’est pour une part faire preuve d’une louable prudence, car une interprétation ne saurait se fier au seul signe de l’analogie ; mais c’est aussi s’enfermer dans un cercle, tirer de l’examen de leurs disciplines de base la preuve que les mythes des Marquisiens n’ont rien à faire avec le refoulement sexuel, puis tirer de l’examen de ces mythes la preuve que les conduites à l’égard de la sexualité infantile n’engendrent pas de refoulement. Sans doute n’est-ce pas d’évoluer dans un cercle qu’une théorie se rend vicieuse ; il est inévitable que, dans une entreprise de ce genre, la preuve aille à la rencontre de sa propre preuve et que celle-ci la réintroduise. Mais il importe d’observer dans quelles conditions le cercle se ferme et au prix de quel raccourci. Or, nul doute que l’opération ne suppose l’économie du chemin qui ouvrait à la psychanalyse son domaine propre, l’inconscient. Qu’on ne s’y trompe pas, Kardiner peut bien traiter de l’identification, de l’introjection, de la projection ou du transfert comme de processus inconscients, il parle de phénomènes qui ont toujours leur place dans une expérience vécue, dont on pourra toujours fournir l’équivalent dans la parole. Entre le conscient et l’inconscient, pas de fracture. Évanouie l’idée d’un fond premier ou d’une matrice symbolique qui serait irréductible au jeu des événements et des forces par lequel s’institue l’histoire singulière d’un individu, où ils trouveraient en s’inscrivant leur nécessité. L’inconscient n’est plus ce que Freud nous donne à penser, cette mine qui a son relief, ses sillons, des galeries, des cloisonnements qu’on y a montés et une industrie souterraine avec laquelle le sujet n’a d’autre communication que celle qui lui enjoint d’en écouler, d’une manière ou d’une autre, les produits. Ce n’est que de la conduite de ce sujet qu’il nous reste à connaître, de ses démêlés visibles avec le marché, de ses bilans comptables ou à la rigueur de ses contrebandes... Une fois que l’exploration est ainsi limitée, le moi peut bien être défini comme la somme de tous les processus d’adaptation, il est impossible de savoir d’où il surgit et de quelle marge de manœuvre il dispose pour s’adapter.
De même qu’on ne saurait, à défaut d’une connaissance de l’inconscient, juger avec quelque rigueur des effets de l’activité sexuelle sur le moi infantile, déduire de la répression ou de la licence tel trait qui s’inscrirait dans un système d’adaptation, de même ne pouvons-nous apprécier l’image des parents à nous contenter d’observer leurs conduites ou leurs attitudes manifestes envers l’enfant. C’est pour Kardiner une évidence que là où les contraintes de l’éducation son,t les moins fortes il ne peut se former un surmoi. A ses yeux, cette instance désigne seulement l’intériorisation des commandements et des blâmes qui furent effectivement énoncés dans la réalité ; et le mécanisme trouve son origine dans le montage d’un système de sécurité qui exige l’échange de l’obéissance contre la protection. Mais, on le sait, Freud avait signalé que la rigueur du surmoi ne correspond pas nécessairement à la dureté de l’éducation. « Nous avons tendance à croire, note t-il, que le surmoi deviendra d’autant plus rigoureux que l’enfant aura reçu une éducation plus sévère ; or, contre toute attente, l’expérience nous montre que le surmoi peut être d’une implacable sévérité, même quand les éducateurs se sont montrés doux et bons et qu’ils ont évité, autant que faire se peut, menaces et punitions » [1] Sans doute cette remarque est-elle d’une portée limitée, puisque les cas observés relèvent d’une culture singulière où la rigueur des disciplines de base et la contrainte parentale sont de règle. Aussi bien est-ce Freud lui-même qui attire notre attention sur l’influence des modèles qui se perpétuent d’âge en âge par l’intermédiaire des parents. « Le surmoi de l’enfant, signale-t-il encore, ne se forme donc pas à l’image des parents mais bien à l’image du surmoi de ceux-ci ; il s’emplit du même contenu, devient le représentant de la tradition, de tous les jugements de valeur qui subsistent ainsi à travers les générations. » [2] C’est autoriser à penser que divers modèles d’identification peuvent s’imposer en correspondance avec des cultures différentes. Pourtant la réserve demeure essentielle, car elle nous détourne une fois de plus de mettre en relation directe le moi et les actions des éducateurs et incite à reconnaître dans l’inconscient le lieu où leur sort se décide.
Ces réflexions sont enfin de nature à modifier la critique que Kardiner formule après Malinowski à l’examen de la thèse de l’universalité de l’Œdipe -critique à laquelle les sociologues se sont empressés de souscrire sans en mesurer l’exacte portée. Le problème a suscité de si nombreux commentaires, est riche de tant d’implications, qu’il semble téméraire de l’évoquer brièvement. Néanmoins, contentons-nous de fixer quelques repères. La critique de Malinowski se fondait sur cette observation que dans les sociétés matrilinéaires ce n’est pas le père, mais le frère de la mère qui détient et exerce l’autorité sur l’enfant. Aux îles Trobriand, en particulier, la fonction du père semble d’autant plus réduite que son rôle dans la procréation est dénié. Face à l’enfant, il se présente comme un protecteur et un compagnon de jeu adulte. Ainsi semble-t-il impossible qu’il soit perçu par lui comme un rival, l’adversaire qui capterait l’amour de la mère et barrerait la voie au désir du garçon. L’exemple des îles Marquises, analysé par Linton dans notre ouvrage, autoriserait la même conclusion, encore qu’il n’offre pas les traits du système matrilinéaire et que la paternité y soit expressément reconnue – et même avec une sûreté remarquable, puisque la polyandrie complique la situation. Cependant, il faudrait, pour que l’argument soit pleinement convaincant, tenir compte des relations qui s’instituent avec le père dans les toutes premières années de la vie infantile. L’autorité de l’oncle maternel ne se fait en effet sentir qu’à l’époque de la prépuberté, à l’occasion des cérémonies qui consacrent le statut social de l’enfant, c’est-à-dire en un temps où, d’après Freud, le stade de l’Œdipe est déjà franchi, où les disci lines de base ont déjà été enseignées, sinon par le père, du moins dans un cadre où il est présent, sinon auprès d’un homme perçu comme le père, du moins auprès de celui que la mère traite comme son époux. Malinowski attire lui-même notre attention sur cette période, là où il signale le profond changement qui résulte pour l’enfant de la double épreuve qui lui est imposée, quand il découvre son père comme un étranger, membre d’un clan différent du sien, et son oncle jusqu’alors lointain et parfois inconnu comme l’autorité familiale. Pourtant, ni lui ni Linton n’analysent la relation instituée dans le premier âge, cette relation jugée décisive pour la formation de la personnalité. Or, à la considérer, on peut à bon droit se demander si elle ne fournit pas son support à celle qui se noue ultérieurement avec l’oncle. Tandis que Malinowski s’arrête au contenu manifeste des rêves et des mythes pour souligner la fonction de ce dernier, on peut juger que sa figure recouvre celle du père quand, déchargeant sur lui son agressivité, l’enfant résout le problème que lui posait l’ambivalence de ses sentiments à l’égard de son véritable père. C’est une thèse de ce genre que soutient Géza Roheim à l’examen d’une société matrilinéaire, celle des îles Normanby, dont l’organisation est très proche des Trobriand [3]. L’interprétation d’un matériel onirique particulièrement riche le conduit à déceler chez l’indigène un complexe d’Œdipe et les signes d’une violente culpabilité difficilement sur montée par le transfert opéré sur l’oncle. Mais Roheim, rappelons-le, va plus loin. Il se risque à formuler une hypothèse qui renverse les données du problème dont partait Malinowski : les sociétés matrilinéaires, suggère-t-il, sont aménagées en fonction du danger que fait peser le complexe d’Œdipe sur les relations sociales. La mise hors cir cuit du père est une manière de « résoudre » un conflit tenu pour intolérable, parce qu’elle permet à l’enfant de déplacer sur un personnage différent les sentiments qu’il nourrissait à son égard, et au père lui-même de se délivrer de son hostilité envers l’enfant. Quant au système marquisien, il paraît avoir une fonction analogue. Linton tient justement pour essentiel le mécanisme de la filiation qui, dans cette société, fait du premier-né, quel que soit son sexe, le chef de famille. Mais sa conviction est que, dans une société où l’enfant peut prendre dès sa naissance le pas sur son père, celui-ci ne saurait occuper la position d’un rival menaçant. Roheim objecte, en substance, que la relation juridique n’efface pas la relation réelle. « J’aimerais bien savoir, demande-t-il avec profondeur, comment le nouveau-né sait qu’il a le pas sur son père. Et est-ce que cela donne à un enfant de trois ans la force d’un adulte ? Si l’on croit que le complexe d’Œdipe vient de l’autorité exercée par le père, alors on peut dire que dans une société de ce genre il ne saurait y avoir de complexe d’Œdipe. Nous pensons, quant à nous, que les sentiments de culpabilité résultant du complexe d’Œdipe (autrement dit du surmoi) sont si forts que le père quitte le champ de bataille avant même que la bataille se soit engagée et qu’il se punit de son désir de tuer son fils en se rabaissant de cette manière [4]. »Ajoutons que ce désir est dans le prolongement d’un autre, celui qu’il avait étant enfant de tuer son père.
Quoi qu’on pense d’une telle interprétation, reconnaissons qu’elle a le mérite de pousser l’interrogation jusqu’au lieu où d’ordinaire on recule à la porter, ce lieu que Kardiner nomme celui des institutions primaires, que d’autres désigneraient plus naïvement comme le réel, là où l’expérience du sujet est supposée trouver son fondement dernier. Que l’organisation familiale suscite un ensemble de comportements et d’attitudes ne dispense pas, en effet, de repérer en elle-même l’élaboration, inconsciente assuré ment, de relations dont les termes sont pris dans la vie pulsionnelle ; c’est un artifice de raisonner comme si les règles sociales fournissaient les données brutes de l’expérience et, par exemple, de décréter qu’elles rendent possible ou impossible la situation œdipienne, car c’est oublier qu’elles mettent en forme ce qui, pour n’avoir ni nom ni figure, n’en est pas moins agissant ; que si elles circonscrivent un certain champ de possibilités, elles ne le font que de désigner l’impossible, un impossible qui n’est pas rien, qui n’est pas le contraire du possible, mais qui y touche et tient à la même origine. Ainsi l’obligation faite à l’enfant dans telle culture de traiter son oncle maternel comme le dépositaire de la loi auquel il est rivé exclut une certaine relation avec le père, mais n’efface pas la figure paternelle. Or l’artifice se paie : une fois qu’on a pris la règle à la lettre et défini le père comme un étranger pour l’enfant, un protecteur de fait ou un compagnon de jeu, on ne voit que ce qu’il est recommandé de voir ; on ignore par exemple, comme le signale Roheim, le conflit que vit le père, obligé qu’il est d’abandonner ses biens à un neveu que parfois il ne connaît guère et de les soustraire à son fils qui a grandi et travaillé à ses côtés ; ou bien on ne lit dans le rêve que ce qu’il est permis d’y lire, les figures manifestes que la censure sociale laisse passer.
Mais, demandera-t-on, n’est-ce pas un autre artifice de se saisir du complexe d’Œdipe, tel que Freud le formule, comme d’un principe universel d’explication, pour réduire les divers types d’organisation familiale aux effets du conflit qu’il engendre ? Cependant nous ne sommes pas tenus d’opérer cette réduction. Se priver de trouver dans l’institution le fondement dernier n’est pas s’obliger à le chercher ailleurs, enfoui dans la nature, dans une relation de l’enfant avec ses géniteurs qui se déroberait à toute détermination sociale. Si l’on exploitait l’enseignement de la psychanalyse à cette fin, on s’exposerait de nouveau à la juste critique que les sociologues adressaient aux hypothèses de Totem et Tabou, car il est impossible d’assigner une origine à l’institution sans se donner clandestinement la dimension institutionnelle et s’enfermer dans un cercle vicieux. Et une fois encore, l’artifice se paierait d’une cécité devant certains faits, ou pour mieux dire, d’une annulation des différences qu’il convient justement d’interroger. En possession d’un passe partout, on s’offrirait la même entrée dans toutes les cultures, dans la certitude que le conflit œdipien ne peut être qu’affirmé ou nié et que cette affirmation et cette négation s’équivalent. Les interprétations de Roheim engendrent parfois un malaise pour céder à cette illusoire facilité. Quand il suggère par exemple que chez les Marquisiens le complexe d’Œdipe est dénoué au prix d’une régression orale, il suppose arbitrairement que le problème de l’Œdipe est posé dans les termes où nous-mêmes l’affrontons, puis contourné. Le complexe, tel que Freud l’a repéré à l’examen d’un certain type de cultures, acquiert alors une forme canonique qui permet d’ordonner en toute situation les perturbations qu’il subirait. C’est oublier que pour Freud, comme l’atteste la référence à la tragédie, il y a une temporalité, un agencement des personnages, définis chacun par son rôle, en fonction desquels se dessine nécessairement l’itinéraire de l’Œdipe et que si le mythe met en scène le désir devenu inconscient, dans le moment en revanche où l’enfant vit ce désir, la possession de la mère, le meurtre du père ne sont pas simplement de l’ordre du fantasme ; qu’à une étape la tendance s’inscrit dans une relation au réel et s’en fait même le support. Sou tenir que le rejet du complexe d’Œdipe n’infirme pas son existence n’est légitime qu’à l’examen de certains cas spécifiques dans notre propre culture et à la condition de prendre appui sur la réalité qu’ils nous enseignent. Mais là où les repères de cette réalité nous manquent, où nous en entre voyons d’autres en reconstituant un itinéraire qui ne coïncide pas avec celui que nous connaissons, une question se pose dont la théorie ne nous affranchit pas. L’idée d’une dénégation du complexe dans la réalité ne se soutient plus alors que de la croyance en un seul ordre de réalité : celui que notre expérience propre nous assigne.
Cette critique n’annule-t-elle pas celle que nous adressions à Kardiner ? demandera-t-on encore. Et si on la maintient n’est-ce pas s’enfermer dans la contradiction que de refuser de tenir pour le réel les institutions ou le réseau de relations institutionnalisées qui s’imposent à l’enfant et dans le même temps de refuser d’en trouver la constitution dans un complexe d’Œdipe universel ? La difficulté serait levée il est vrai si, au lieu de s’en tenir à la thèse dramatique et quasi réaliste de la situation œdipienne, on reconnaissait en celle-ci le moment, inaugural de toute symbolique sociale, où s’articulent le désir et la loi. Telle est l’interprétation que proposent Laplanche et Pontalis en s’inspirant de l’enseignement de Lacan. « Le complexe d’Œdipe, écrivent-ils, n’est pas réductible à une situation réelle, à l’influence effectivement exercée sur l’enfant par le couple parental. Il tire son efficacité de ce qu’il fait intervenir une instance interdictrice (prohibition de l’inceste) qui barre l’accès à la satisfaction naturellement cher chée et lie inséparablement le désir et la loi. » [5] La première proposition est incontestable ; le tout est de savoir si la seconde suffit à nous faire penser les différences de culture. Ces auteurs en tirent aussitôt argument contre Malinowski et l’école culturaliste pour affirmer « qu’une telle conception structurale de l’Œdipe rejoint la thèse de l’auteur des Structures élémentaires de la parenté qui fait de l’interdiction de l’inceste la loi universelle et minimale pour qu’une culture se différencie de la nature ». Mais quand ils précisent que « dans les civilisations où le père est déchargé de toutes fonctions répressives [ ... ] les psychanalystes s’attachent à découvrir en quel personnage réel, voire en quelle institution s’incarne l’instance interdictrice, dans quelles modalités sociales se spécifie la structure triangulaire constituée par l’enfant, son objet naturel et le porteur de la loi », alors se trouve estompé le fait que dans la situation œdipienne le porteur de la loi est porteur d’un pénis et qu’il en tire sa position propre dans le triangle. Fait lui-même symbolique puisque, comme Jacques Lacan y insistait dans une étude déjà ancienne qui faisait ressortir l’originalité du complexe d’Œdipe dans un certain type de culture, la relation se noue d’une façon décisive et singulière en raison de la double fonction qu’incarne le père aux yeux du sujet comme agent de l’interdiction et celui de la transgression [6]. C’est aller trop vite et simplifier abusivement que de convertir le père en un représentant de la loi parmi d’autres possibles, et c’est encore trop s’assujettir à la thèse de Malinowski, dans la critique qu’on en fait, de tenir la fonction de l’oncle pour l’équivalent de celle du père ; c’est se priver de scruter la figure que celui-ci présente, procréateur méconnu aux Trobriand, et pourtant traité, sous le nom de tama, d’une façon analogue à celle dont un enfant traite son père dans notre propre culture. Allons plus loin : non seulement l’intervention d’un père réel ou d’un substitut du père n’est pas nécessaire pour que le désir soit barré, mais peut-être l’interdit s’ébauche-t-il déjà dans le rapport duel avec la mère. Il n’en demeure pas moins que les conditions singulières dans les quelles l’enfant découvre le tiers, sa généalogie et l’instance de la loi -pour autant qu’elles se trou vent inscrites dans un univers de culture et où il les voit reproduites et confirmées aux divers niveaux de son expérience -intéressent d’une manière décisive son rapport au réel. La prohibition de l’inceste ouvre l’accès à la culture, mais cet accès n’est pas moins à considérer que ce qui com mande sa possibilité. Une fois reconnu que la position du sujet ne se laisse pas apprécier en fonction d’une situation empiriquement déterminée, il faut convenir que l’ordre symbolique auquel il advient est lui-même pris dans l’opacité de données historiques et sociales comme il l’est dans l’opacité de la vie organique.
Sans doute le mérite de Kardiner est-il d’attirer notre attention sur ces données sociales, mais il ne les produit que pour les objectiver dans la forme de conditions réelles, que pour définir la personnalité comme un ensemble de processus d’adaptation à ces conditions. Faisant ainsi déchoir le désir au plan d’une série de besoins rivés à leur fonction ou de demandes imposées par la dépendance, et faisant déchoir la loi au plan des règles, des consignes ou des stéréotypes de comportements, il ne réussit au mieux qu’à nous mettre sur la piste des différences de cultures ; il ne nous les fait pas penser, dans la mesure où les penser supposerait qu’on s’interrogeât sur la possibilité même de le faire du lieu que notre culture nous ménage.
À la déception que nous cause l’exploitation kardinérienne de la psychanalyse, dans la tentative de révéler l’empreinte du social au cœur de la psyché, s’en ajoute une autre, si nous jugeons de son effort pour rendre compte de l’organisation sociale en partant des exigences de la personnalité. Or c’est là l’objectif principal qu’il s’est assigné. Comme il le dira dans They Studied Man, il a voulu résoudre les difficultés auxquelles se heurtait Durkheim, en situant le foyer de l’intégration sociale dans la personnalité de base. La grandeur de Durkheim est, à ses yeux, d’avoir compris que chaque culture possède une unité spécifique ; que dans ses frontières les institutions s’articulent en fonction d’une logique interne ; mais sa faiblesse est d’avoir cru qu’on pouvait les rapporter directement les unes aux autres suivant le schéma du fonctionnalisme. Projet stérile puisqu’il prend pour acquis ce qui est à établir, fait de chaque phénomène à la fois la cause et l’effet de tous les autres, et aboutit enfin pour échapper au cercle à chercher, comme l’a fait Malinowski, l’origine de l’intégration dans la nature. Pour redresser l’entreprise et donner son plein sens au principe du fonctionnalisme, Kardiner juge qu’il faut partir d’une nouvelle définition de l’institution. Selon lui, elle est une mise en forme des comportements humains, mais il ne suffit pas d’observer qu’elle assigne à des individus dans des conditions et en un temps donnés une certaine manière d’agir, leur permet de se situer les uns par rapport aux autres et d’ajuster mutuellement leurs opérations ; encore faut-il comprendre qu’elle n’est elle-même qu’un ensemble de schémas de conduite, fixé sous l’effet de la répétition d’actions individuelles ; ou, si l’on peut dire, du comportement cristallisé. Dans cette perspective, il apparaît que les rapports qu’entretiennent les institutions, au sein d’une culture déterminée, sont des rapports de comportements. Se poser le problème de leur intégration en une culture particulière revient donc à com prendre comment ces comportements sont compatibles, comment un même sujet peut, à travers la diversité des actions prescrites, forger la représentation d’un univers stable, s’orienter suivant des repères sûrs et en fin de compte maintenir son identité. Or une telle étude conduit à remonter des comportements de fait à ce qui est leur condition de possibilité : la personnalité. En dernière analyse, c’est à connaître la structure de cette personnalité qu’on saisit la logique interne de la culture ; seule cette connaissance révèle les mécanismes de dérivation ou de compensation qui régissent l’articulation des comportements, seule en conséquence elle permet de reconstruire la genèse des institutions et notamment de distinguer ce qui est de l’ordre du fondement et ce qui est de l’ordre du fondé, de l’ordre du primaire et de l’ordre du secondaire. Kardiner, il est vrai, se défend à plusieurs reprises de vouloir réduire l’institution à la fonction qu’elle vient remplir dans un système de personnalité. Cependant cette réserve est de pure forme. La distinction qu’il établit entre culture et société, la définition de la culture comme complexe d’institutions et celle de l’institution comme complexe de comportements, le condamne au psychologisme. Et celui-ci déjà intenable quand il prend appui sur l’analyse du sujet individuel achève de se discréditer lorsque le concept de personnalité de base vient fonder une genèse de l’organisation sociale. A dessein, nous utilisons ce dernier terme qui annonçait l’objectif général de l’ouvrage pour souligner l’équivoque de la terminologie et en éclairer la raison. Il est en effet remarquable qu’un auteur en apparence si soucieux d’exactitude (ne rejette t-il pas le concept de libido pour son imprécision) ne s’en tienne pas à un emploi strict des termes de culture et d’organisation sociale mais, au contraire, qu’il glisse de l’un à l’autre sans fournir d’explications. Cette licence, pensons-nous, n’est pas accidentelle. Elle assure un passage insensible du fait social au fait psychologique jusqu’à laisser croire que ce dernier est seul réel. La pensée de Kardiner décrit en effet un double mouvement. En un sens il prétend circonscrire la culture dans les limites d’un champ particulier, celui des attitudes, des conduites et des représentations régulières, dont les combinaisons s’ordonnent en système de statuts et de rôles, en système de tech niques et en systèmes d’idées : ce champ est offert à l’investigation du psychologue. En un second sens le même mouvement le conduit à assigner au même registre tous les phénomènes sociaux. Or nous ne ferions pas grief de cette démarche à l’auteur si nous voyions reconnue la difficulté de tracer une frontière entre culture et société, car à nos yeux elle ne peut l’être rigoureusement : l’organisation sociale porte la trace de l’élaboration humaine jusque dans les phénomènes jugés les plus matériels, le volume ou la densité de la population, la distribution des hommes dans l’espace, la répartition des classes d’âge, la proportion des sexes, les formes élémentaires de la division du travail ; en outre, les faits dits d’organisation comme les faits dits de culture se prêtent à la fois à une analyse générale et à une analyse particulière limitée au cadre d’une communauté. Mais, en fait, la difficulté n’est pas affrontée : Kardiner tranche d’abord entre culture et société pour parler ensuite de la culture en des termes tels qu’elle paraît couvrir le champ social en son entier ; or ce procédé, qu’on retrouve, au reste, chez Linton et la plupart des anthropologues américains, témoigne d’une intention : réduire la société à un système de relations entre des individus ou des collectivités réductibles à des combinaisons d’individus. La psychologie envahit alors toute interprétation à cette réserve près que les attitudes, les conduites, les représentations, termes derniers de l’analyse, sont considérées dans le cadre de relations instituées, prises à quelque degré de cristallisation. Encore cette réserve n’est-elle pas toujours maintenue, car l’anthropologue est souvent tenté de repérer des constantes du comportement et de postuler en conséquence les déterminations universelles du besoin [7]. Ainsi la démarche kardinérienne se décompose-t-elle en deux pas. Du premier il sépare la culture de la société, du second il inclut la société dans la culture. Mais le but n’est atteint que parce que ces deux pas ont une amplitude toute différente. La distinction opérée se justifie par la nécessité de l’observation empirique : décrire les aspects morphologiques du groupement, c’est prendre en considération le phénomène société, décrire les relations entre les acteurs, c’est viser le phénomène culture ; il ne s’agit là que de critères contingents forgés pour les commodités de l’enquêteur. En revanche, la réduction ultérieure répond aux nécessités de l’interprétation psychologisante. Une fois l’institution définie comme complexe de comportements, la culture comme complexe d’institutions, c’est l’organisation sociale en son entier qui se trouve expliquée dans les termes d’un jeu de relations entre ces unités ultimes que sont les individus.
Il suffit de se reporter très brièvement à l’ana lyse d’une des enquêtes effectuées par Linton, celle des îles Marquises, pour mesurer les difficultés de l’entreprise et l’arbitraire des conclusions. Kardiner range dans les institutions primaires un certain nombre de phénomènes qui auraient en commun de créer des exigences fondamentales d’adaptation. Les plus importants sont à ses yeux : la pénurie de nourriture consécutive à de longues périodes de sécheresse, le déséquilibre entre les femmes et les hommes qui sont dans la proportion de deux à cinq, la négligence que les mères apportent à nourrir leurs enfants et le relâche ment des disciplines sexuelles et anales dans le premier âge de la vie. Toutefois, d’autres phénomènes sont inscrits sur le même registre : par exemple, la répression de la jalousie masculine, les rapports établis entre les hommes, entre les femmes, et entre les deux sexes ; le système familial fondé sur la primogéniture, la hiérarchie sociale et le mode de propriété. Ce serait donc en réponse à cet ensemble de conditions que s’édifierait une structure de personnalité dont seules les modalités varieraient d’un individu à l’autre. Par exemple, une anxiété orale s’installerait, pour une part, en conséquence du comportement maternel, sous l’effet de la peur de ne pas manger ou d’être mangé, et, pour une part, en conséquence des vicissitudes du climat, dont l’effet serait d’accuser cette peur, de mettre le sujet en péril de désintégration ; à cette anxiété se joindrait une fixation à l’objet alimentaire qui aurait la vertu de restaurer l’unité du moi, et un souci très particulier d’élaborer des techniques rationnelles de subsistance ; par exemple la haine des femmes s’engendrerait à la fois de la situation infantile et des rapports qui mettent celles-ci en état de supériorité dans le choix des partenaires amoureux ; l’insatisfaction de l’homme serait encore une autre conséquence de ce der nier fait ; en revanche la répression de la jalousie masculine serait à l’origine du sentiment de sécurité qui accompagne les relations d’homme à homme et ce sentiment s’accentuerait à son tour du fait que ni l’organisation familiale, ni le régime de propriété ne créeraient des conditions de rivalité ou d’exploitation économique. Enfin, l’absence de contraintes, dans la première enfance, favoriserait le libre développement de la sexualité. Toute une série de phénomènes s’expliquerait alors en fonction de la structure de la personnalité ainsi créée : par exemple, certains tabous portant sur les rapports sexuels en des occasions déterminées, le mythe des mauvaises femmes, Vehini-hai, ogresses occupées à séduire les jeunes gens pour les dévorer, le mythe des Fanaua, esprits des hommes qui se mettent au service d’une femme pour anéantir le fœtus dans le ventre de la rivale, des actes de sorcellerie dirigés contre des femmes, des cas fréquents de grossesse simulée, la pratique de l’homosexualité – phénomènes qui dériveraient tous de l’anxiété engendrée par la position dominante de la femme dans la société ; par exemple, certains tabous sur la nourriture, l’usage de noms multiples, les rites de l’embaumement, le cannibalisme – phénomènes qui, à titre de projection ou de compensation, seraient l’effet de l’anxiété provoquée par la pénurie de nourriture ; ou bien encore le culte des dieux qui, pour réduire au minimum la fonction du sacrifice et ramener la religion à son expression la plus prosaïque, donnerait l’équivalent symbolique de la faiblesse des premières contraintes sexuelles ou anales. Sur ce dernier registre, s’inscrirait enfin un certain nombre de faits apparemment fort divers, mais tous caractéristiques de la personnalité marquisienne : qu’il y ait absence de troubles sexuels chez l’homme, que les pères ne donnent pas à leurs enfants une image autoritaire, que ces enfants soient d’une grande précocité, que les vols soient rares et motivés exclusivement par la recherche de nourriture, que les conflits de prestige soient régulièrement maîtrisés ou que la solidarité masculine soit renforcée par l’échange des biens.
Or il apparaît déjà, à considérer ce schéma, que le concept d’institution acquiert une extension indéfinie dans l’application qu’on en fait à la fois à l’organisation familiale, à la répartition numérique des sexes, à l’attitude de la mère en face du nourrisson ou à la croyance que l’allaitement est nocif, aux mythes, aux rites, aux coutumes, aux règles de l’échange ou même à ce qui ne se signale que de ne pas exister – névrose ou vol. Mais plus important que de dénoncer cette imprécision est d’en connaître la raison, laquelle est d’autoriser une réduction au dénominateur psychologique de tous les éléments auxquels le sociologue s’attache à reconnaître une relative indépendance, ordonnés qu’ils lui paraissent en des structures qui, pour s’articuler les unes aux autres, ont toutefois leurs propres exigences : structures du mode de production, de la parenté, de l’autorité, de la religion ou des mythes. Sans doute l’intention n’est-elle pas clairement énoncée, mais l’imprécision des repères a justement pour fonction de suggérer que l’on peut passer insensiblement d’une série de phénomènes à l’autre et découvrir dans ce pas sage un fil continu de rationalisation. Or ce fil est si bien tissé que certaines institutions primaires sont définies dans les mêmes termes que les institutions secondaires. Par exemple, le fait que la jalousie ne s’exprime que pour être aussitôt refoulée est jugé primaire, tandis que le fait de la solidarité masculine et celui de l’homosexualité qui l’accompagne sont jugés secondaires, mais ils sont pris dans une même trame, comme le sont les caractères des disciplines de base et ceux des disciplines religieuses. Seules, en fin de compte, semblent des données irréductibles à l’explication psychologique la pénurie d’aliments et la rareté des femmes. Et encore faut-il noter qu’en ce qui concerne le dernier phénomène, Kardiner va jusqu’à émettre l’hypothèse qu’il résulte d’un infanticide des filles, soit d’une action qui implique déjà un type particulier de personnalité – hypothèse transformée en thèse dans They studied Man. Mais tous les autres phénomènes rangés sous la rubrique du primaire peuvent être tenus pour dérivés, tous portent la trace de la personnalité de base. Car, enfin, Kardiner ne manque pas de noter que la défaillance de la mère tient à l’intensité de son désir amoureux, au plaisir qu’elle prend à séduire des hommes qui sont trop nombreux pour ne pas se disputer ses grâces. De même l’opinion communément répandue que l’allaitement nui rait à l’enfant dérive de celle qu’il nuit à la mère en lui faisant perdre un attrait érotique essentiel ; et nous sommes autorisés à penser que la valorisa tion du sein comme objet de plaisir n’est pas chez la femme sans rapport avec la frustration que lui a infligée sa mère ; comme nous le sommes, d’autre part, à juger que la brutalité avec laquelle elle enfourne la bouillie dans la bouche du nourrisson n’est pas sans rapport avec sa propre anxiété orale. De même, quand nous considérons la licence qui accompagne les premières manifestations de la sexualité, nous ne pouvons nous empêcher d’y voir une conséquence possible d’autres phénomènes, au premier rang desquels se place sans doute la déficience de la fonction paternelle. Quand nous considérons l’institution de la primo géniture, nous y découvrons encore une réponse apportée au conflit qui sourd de la rivalité des maris au sein de la famille, un moyen de réduire l’autorité du mari principal en la transférant sur un enfant qui n’est pas en mesure de l’exercer. Comme nous lisons déjà dans le système de propriété un aménagement de la compétition que rend nécessaire la jalousie latente des hommes... Autant dire qu’il n’y a pas de différence de niveaux entre le primaire et le secondaire et qu’à développer toutes les implications de l’analyse kardinérienne, on devrait partir de la personnalité de base comme d’une donnée irréductible au lieu de vouloir en déduire la structure de l’efficace de certaines institutions, traitées comme causes, et de vouloir déduire de sa propre efficace d’autres institutions, traitées comme effets.
À ne pas le faire, l’analyse sociologique en vient à coïncider avec l’analyse psychologique au prix r ; d’un artifice qui ne résiste pas à l’examen le plus superficiel de l’entreprise. En effet, autant sommes nous en droit de scruter la situation familiale et les événements auxquels s’ordonne l’histoire d’un sujet pour mieux comprendre le jeu de ratio nalisation dont le moi se soutient, autant est-il impossible d’oublier, lorsqu’on se réfère à un « Marquisien de base », qu’on ne saurait projeter la personnalité sur le plan d’un devenir temporel, qu’il n’est ni enfant ni adulte mais les deux à la fois – enfant avant d’être adulte et adulte avant d’être enfant, celui qui reçoit l’empreinte et celui qui la donne. Cette critique n’annule pas l’intérêt d’une étude qui prétend découvrir les voies par les quelles les hommes d’une société donnée entrent en contact avec leur milieu et se trouvent amenés non seulement à en vivre certaines exigences comme si elles étaient les leurs propres mais à s’en faire chacun le représentant vis-à-vis des autres. Une lumière est ainsi jetée sur certaines formes de socialisation ou, pour user d’un terme en faveur, d’acculturation, le plus souvent voilées – lumière indispensable notamment à l’intelligence du changement social, car elle éclaire les résistances qui accompagnent, interdisent ou limitent certaines transformations provoquées par le mélange des peuples, l’évolution technique, celle du mode de production et de la propriété. Davantage, c’est assurément une tâche légitime que de chercher à préciser ce qui est déterminant pour l’édification de la personnalité et ce qui porte la marque de rationalisations secondes. La distinction d’une infrastructure et d’une superstructure, dès lors qu’on analyse les processus de socialisation des individus, est inévitable. Mais l’essentiel est de savoir quel est le niveau de signification visé. Or ce niveau n’est pas celui de l’organisation sociale et nous ne pouvons y repérer les formes d’intégration des institutions. Si la structure de la famille ne se laisse pas réduire à un ensemble de fonctions d’ordre psychologique, à plus forte raison les rap ports que cette structure entretient avec celle de la production ou celle des mythes ne se laissent pas expliquer par des mécanismes qui assureraient la cohésion de la personnalité. Et l’on ne saurait conclure que les problèmes posés par Durkheim reçoivent leur solution dans une psychodynamique de l’organisation sociale. Convenons donc que la lecture des phénomènes sociaux que nous pouvons faire en prenant pour référence la personnalité de base est nécessairement partielle comme l’est celle de la personnalité à partir des institutions. Mais ce serait une dernière erreur de supposer qu’il y a un lieu où les parts s’ajustent pour constituer le réel sans reste, ou bien qu’il est possible d’enchaîner les perspectives de telle sorte qu’en passant de l’une à l’autre on ne cesse de tenir le même objet – sous le regard. Les limites du champ singulier que nous visons à chaque fois ne sont pas empiriques. Car ce champ – qui, au reste, n’est jamais lui-même homogène –, qu’il s’agisse de la psyché, de la personnalité de base ou de l’organisation sociale, ne se circonscrit comme lieu intelligible que dans le moment où un autre glisse hors de nos prises, bascule à l’horizon -horizon dont nous ne pourrions reprendre possession qu’en abandonnant nos premiers repères, qu’en les convertissant à leur tour en horizon du nouveau savoir. Certes, ce mouvement n’implique pas l’effacement de ce qui se retire à distance. A l’illusion d’embrasser le tout de la société et de fondre en un seul langage ceux de l’économiste, du mytho logue, du théoricien de la parenté et du psychanalyste répond celle d’accéder, grâce à la clôture délibérée d’un domaine, à une intelligibilité qui se suffise. Or c’est précisément à la condition d’admettre que notre savoir est toujours sous l’emprise d’un autre savoir, à la condition de maintenir ses horizons présents, de les vouloir ouverts, que nous pouvons échapper au formalisme. C’est à la condition de ne pas renoncer à explorer des chemins frontières sous le prétexte qu’ils sont en impasse que l’interrogation, par un retour imprévu des choses, nous apporte plus que ce qu’il nous semblait permis d’en attendre.
L’entreprise de Kardiner a éveillé de grandes méfiances parce qu’elle mène aux confins de la sociologie et de la psychanalyse vers une zone indéterminée d’empiétement. On s’est empressé d’affirmer que la personnalité de base n’était pas « localisable » et d’en conclure qu’il s’agissait d’une fiction. On a objecté que nul milieu n’était assez homogène pour qu’il fût possible d’y repérer un seul modèle d’expérience infantile et par conséquent d’ordonner ses caractères en fonction de celui-ci ; ou bien que les différences observées à l’examen de cultures diverses n’excédaient pas celles dont la théorie analytique rend compte à partir d’une définition générale de la psyché. Au fondement de la plupart des critiques se trouve la condamnation du péché épistémologique que dénonçait déjà Husserl dans son introduction aux recherches logiques : « la confusion des domaines », le « mélange de choses hétérogènes pour former une prétendue unité de domaine », la metabasis eis allo genos qui interdit toute investigation rigoureuse. Kardiner fournirait la preuve « qu’il n’y a pas augmentation, selon le jugement de Kant, mais déformation des sciences quand on fait chevaucher leurs frontières » [8].Ce n’est pas un reproche de ce genre que nous lui faisons. Son tort, à nos yeux, n’est pas de transgresser les règles qui commandent la construction de l’objet scientifique, il est de se replier dans les limites de la science positive au lieu de montrer, conformé ment à son projet, que ni la psychanalyse ni la sociologie ne peuvent s’y tenir. Son tort n’est pas seulement de vouloir étaler sur un même plan ce qui se dérobe à une détermination commune ; il est de se dérober devant l’indétermination qui surgit à découvrir dans l’individu la transcendance de la société et, dans la société, la transcendance de l’individu.
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