Voir la partie précédente : Les mesures oligarchiques
(…/…)
4 – La réorganisation économique et géopolitique
La troisième et dernière strate d’analyse englobe la situation économique mondiale et géopolitique. Naturellement, elle dépend fortement des précédentes, c’est-à-dire non seulement des diverses réactions oligarchiques, et de l’échelle de leurs éventuelles coordinations, mais surtout de l’attitude des populations face aux bouleversements en cours, qui restent, qu’elles le sachent ou non, le facteur absolument décisif. Et il y a, avant tout, la situation épidémiologique : la mise au point d’un vaccin efficace réglerait une bonne partie de la pandémie virale, tandis qu’à l’opposé une mutation aggravante du SARS-CoV-2 maintiendrait la planète sous une pression inédite – l’avenir se situant sans doute entre les deux, avec une pathologie globalement sous contrôle mais des résurgences régionales.
Les éléments qui suivent sont donc soumis à des réserves plus grandes encore que celles habituellement requises dans ces domaines, et ne constituent que le rappel de quelques grands déséquilibres à observer attentivement puisqu’ils pourraient trouver prochainement leur point de bascule.
La crise économique
Les sorties de confinement sont bien entendu dictées par les impératifs économiques, et les vagues ultérieures d’épidémies seront traitées de manière à entraver le moins possible la machine productive, « à la coréenne » ou « à l’allemande » (on devrait alors entendre les grandes âmes critiques du confinement se muer en pourfendeuses du salariat « à risques »). L’expérience passée des mesures draconiennes prises un peu partout servira certainement de repoussoir pour discipliner les populations afin de ne pas infléchir les courbes de croissance lors des futures crises importantes de ce type, pandémiques ou autres. La grande inconnue étant, ici encore, l’attitude et les visées des premiers concernés [1].
Le surendettement croissant des États est mécaniquement la contrepartie de cette mise en suspens et vient s’ajouter à la dette dite publique contractée antérieurement selon les mécanismes bien connus de socialisation des pertes et de privatisation des profits. Car depuis une cinquantaine d’années les leviers étatiques de redistribution ont été confisqués par le secteur privé [2] : c’est ce que l’on appelle communément le « néo-libéralisme » afin d’habiller ce qui n’est qu’un pillage entretenu et une destruction minutieuse de tous les verrous régulateurs, la « gauche » et la « droite » s’y retrouvant pour donner au « système » une cohérence apparente, occulter le délitement en cours et feindre d’y jouer un rôle [3]. Ces « dettes » ne seront évidemment jamais remboursées, et l’ensemble des oligarchies financières et économiques ne chercheront qu’à reproduire la conduite qui a prévalu depuis l’après-guerre à chaque secousse boursière : accélérer le démantèlement de tous les mécanismes keynésiens [4] en profitant du choc providentiel créé par la pandémie, cette fois au risque d’une inflation incontrôlée qui pourrait renvoyer chaque pays, y compris européens en cas d’implosion de l’euro, à ses fonds propres en devises.
En réaction, les opposants ne font et ne feront valoir qu’un « retour » à un « New Deal » ou un « Plan Marshall », sans comprendre que ces épisodes historiques ne furent rendus possibles que par la récente mise à disposition d’une énergie carbonée apparemment inépuisable, le pétrole [5]. La thématique récurrente du « revenu d’existence » incarne la pointe avancée de cette obsession para-religieuse du mythe de l’abondance illimitée [6].
Disponibilité de l’énergie pétrolière
Cette corrélation entre source d’énergie disponible et expansion économique devient de moins en moins taboue à mesure de l’attrition pétrolière. La baisse brutale du prix du baril actuel, due évidemment au ralentissement mondial des activités industrielles, pourrait jouer un rôle illusoire catastrophique : les pics des puits conventionnels sont passés depuis longtemps et l’énergie disponible par habitant baisse continuellement à l’échelle mondiale depuis un demi-siècle. Dénis massifs, là encore. Alors que c’est la totalité des activités humaines dans les pays industriels qui sont sous perfusion pétrolière – agro-alimentaire en premier lieu – et que la « transition énergétique », en l’absence d’innovation technologique majeure, ne peut être en réalité qu’une allocation différenciée, c’est-à-dire une baisse de la consommation pour le plus grand nombre. C’est là le mécanisme déterminant qui accélérerait la mise en place de régimes autoritaires écocratiques se légitimant d’une pénurie [7]. Évaluer l’horizon de celle-ci au seul calcul des stocks officiels ou officieux revient à faire l’impasse sur toutes les autres considérations, notamment géopolitiques, nombre de pays « producteurs » – en réalité rentiers – allant être soumis à des turbulences internes majeures, voire à des effondrements et/ou prédations extérieures.
C’est sans doute, à moyen terme, le charbon qui reprendra une place prépondérante dans l’alimentation énergétique mondiale, du fait des nombreux gisements géologiques accessibles. Avec réouverture aux échelles nationales et locales de toutes les mines et puits dont l’extraction n’était plus rentable.
Relocalisation à grande échelle ?
C’est à cela, aussi, que conduirait une réelle relocalisation des filières « essentielles » (lesquelles ?…) que tant d’ex-« globalisateurs » défendent aujourd’hui, à moins de viser une réduction drastique de la consommation [8], dont il est étrangement bien moins fait mention. Les écologistes les moins inconséquents qui la prônent restent à leur tour aveugles sur la vulnérabilité qui découlerait d’une telle décroissance de la puissance matérielle face aux ambitions géopolitiques de voisins qui n’attendent qu’une telle curée [9].
En réalité, un retour à un monde d’États-nations souverains serait un moindre mal mais pose une série de questions abyssales jamais abordées, comme celle du régime économique de l’Occident en l’absence d’une « immigration » massive. Beaucoup se ramènent, au fond, à la constatation que l’échelle de la nation n’est plus à la mesure du monde, et notamment de nos techniques de communication, de transports et de combats. C’est à cela que devait répondre l’Union européenne, sans jamais se prémunir de la tentation impériale qui hante tous les projets voulant dépasser l’internationalisme [10]. Si elle ne parvient pas à parfaire sa mue en empire supranational, donc à tuer la singularité européenne [11], son éclatement probable amènera inévitablement la réappropriation de toutes les questions jusqu’ici rendues volontairement insolubles, et que les « populismes » peinaient à seulement formuler. Mais le risque est également gros que la réapparition éventuelle d’une Europe consciente de son projet civilisationnel [12] ne se fasse pas au profit d’un projet fédéraliste mais plutôt dans un chaos général qui laisserait le champ libre aux influences extérieures des pays du Golfe ou de la Turquie, de la Russie, du Maghreb et surtout de la Chine (dans le giron de laquelle l’Italie semble s’être d’ores et déjà placée).
Basculement des équilibres géopolitiques
Il y a évidemment, en toile de fond, le changement du centre de gravité du monde en faveur de l’Asie, qui polarise les antagonismes mondiaux. Il serait paradoxal que l’épisode du SARS-CoV-2, originaire de Wuhan, soit ce moment de bascule de l’hégémonie mondiale, mais cela ferait l’économie d’un affrontement militaire [13] comme l’avait été la première guerre mondiale, d’où émergea la domination américaine, ou plutôt comme la Peste noire, qui consacra l’hégémonie ottomane face au monde byzantin. La perspective impériale, alors, pourrait se précipiter. Mais les États-Unis sont évidemment loin d’abdiquer et gardent les moyens de leur position, tandis que le monolithisme chinois pourrait lui-même se fissurer. Comme pendant la guerre froide, les instances internationales pourraient devenir un enjeu croissant, disputé selon ces lignes (c’est déjà le cas de l’OMS).
Une tendance lourde mais diffuse va être la manière dont les « marges » traverseront ces crises – notamment l’Afrique avec son fardeau démographique [14] et le monde musulman, toujours grevé de son apocalyptisme mahométan [15]. L’accélération de leur déliquescence les ferait rapidement rentrer dans l’orbite d’un centre impérial qui les jetterait alors dans des entreprises de conquêtes qui, au vrai, ne se cachaient déjà plus : les manœuvres du proto-califat turc parlent d’elles-mêmes. Une réponse ferme, notamment des pays européens dans l’hypothèse d’un retour aux logiques nationales, pourrait les priver de certaines des rentes qui les aliènent (énergétiques, minières, diplomatiques, touristiques, immigrées, humanitaires...), les obligeant à développer des formes sociales historiques viables qui leur soient propres.
Les perspectives ne sont, dans l’immédiat, ni un monde d’États-nations, ni une planète unifiée par une unique entité, mais bien plus certainement de multiples oscillations consubstantielles à un polycentrisme peu stabilisé. Cette multipolarité reste, en définitive, la seule configuration historiquement créatrice, car elle permet d’articuler efficacement auto-détermination des peuples et émergence d’une conscience mondiale commune, deux caractéristiques de la modernité que la pandémie semble exiger. Mais c’est la volonté des populations, en dernière analyse, qui orientera le cours de l’histoire, peut-être plus que jamais, et, encore bien davantage, leurs désirs profonds.
Lieux Communs
18 mars — 16 avril 2020