Voir la première partie : Introduction et questions épidémiologiques
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2 – La question de la réaction sociale
La première strate d’analyse ne peut qu’être l’échelle sociale, celle des humains formant société, de leur compréhension de ce qui se passe, de leurs réactions – ou non-réactions –, de leurs peurs, de leurs désirs, de ce qu’ils sont prêts à faire pour ce qu’ils veulent, de la manière dont cette crise fait sens pour eux – bref, de l’imaginaire social. Si cela est vrai quelle que soit la situation, cela l’est d’autant plus en période où toutes les régulations institutionnelles vacillent et a fortiori pour ceux qui, comme nous, ne voient d’issue aux crises que dans la délibération d’adultes responsables – dispositif qui peut faire régime et que l’on appelle : démocratie directe [1].
Infantilisme initial
Les réactions de la population dans les semaines précédant la mise en confinement de la mi-mars sont frappantes de cécité. Il est étonnant que les quelques personnes ayant fait preuve d’une prudence mesurée, c’est-à-dire d’un respect seulement un peu plus strict des règles élémentaires d’hygiène en période hivernale, aient été si rares – et accusées d’entretenir la « psychose », y compris en milieu hospitalier… Trois éléments de bon sens que personne n’ignorait auraient dû, sinon alerter, du moins rendre attentif quel que soit le bruit médiatique : le SARS-CoV-2 est un virus nouveau, inconnu et à l’origine incertaine ; la maladie qu’il déclenche ne connaît pas de remède et l’organisme ne peut alors compter que sur ses propres ressources ; enfin, à une certaine échelle de propagation, des mutations aggravantes sont toujours possibles. La timidité de cette anticipation populaire pourtant si élémentaire en dit long sur l’état des populations occidentales surdiplômées, surinformées, sur-connectées et capables de comportements parfaitement imbéciles [2].
Cette irresponsabilité généralisée place bien évidemment les États en situation de légitimité absolue, restaurant une autorité publique qui ne faisait que s’effriter et qui ne pourra, en retour, qu’être contestée…
Dénis et déniaisements
Cette posture infantile, qui prendra sans doute encore de multiples formes à l’avenir, est un authentique déni, qui mériterait d’être analysé.
Il y a bien sûr une réaction tout à fait humaine et intemporelle de refus des mauvaises nouvelles, qui s’est étayée sur le pétard mouillé qu’avait été la surréaction française à la grippe A-H1N1 en 2009. Comment ne pas penser au pacifisme sécrété par la Der des Ders de 14-18, qui a conduit aux accords de Munich puis à l’« étrange défaite » de 1940 ? Nos sociétés ressemblent à des canards sans têtes zigzaguant au jugé.
Mais, plus profondément, ce déni relève du même affect de refus de réalité mobilisé activement face à toutes ces autres crises que nous traversons : déni face au déferlement islamiste depuis des décennies [3] ; déni face aux transformations inquiétantes de la délinquance ou de l’immigration [4] ; déni face aux effets dévastateurs de la dépendance technologique sur les esprits, les corps, le savoir, la culture et les générations [5] ; et, bien sûr, déni obsessionnel vis-à-vis des ravages écologiques, en grande partie irrémédiables, qui mettent l’espèce humaine en sursis [6]. Enfin, déni au carré, en quelque sorte, d’une civilisation qui se délite, se délabre, se démembre mais appelle cela « changement », « mutation », « transition » (« déconstruction » pour les instruits – les plus atteints) à quoi il faudrait s’adapter. Cette posture, spectaculaire pour l’observateur, s’explique évidemment par la fascination qu’exerce l’Occident, vécu dans les couches très profondes de l’esprit comme point d’aboutissement de l’humanité, le terminus de nos errances millénaires, cette fin d’une histoire où rien ne pourrait plus arriver qui soit véritablement source d’inquiétude – tout ce qui advient n’y serait plus que péripéties passagères, retards dommageables, inévitables contretemps, détails gênants, perception subjective, projection mentale [7]. Cette croyance, éventuellement négative chez ses contestataires, en la toute-puissance de l’Occident est d’ordre religieux, et nous précipite dans l’abîme. L’enjeu de la période qui s’ouvre est évidemment une sortie effective de ce déni généralisé qui ne verse pas dans la panique à la découverte de l’ampleur des mécanismes d’effondrement à l’œuvre qui, partout, se signalent plus ou moins bruyamment.
Passer l’épreuve
Nos sociétés, qui se voudraient festives et chatoyantes, vont-elles tenir face aux crises ouvertes qui viennent seulement de débuter ? Comment les pseudo-individus qui les composent, à fois dépressifs et maniaques, conformistes et narcissiques, balançant perpétuellement entre la jouissance et l’angoisse, le sauve-qui-peut et la martyrologie, perdus dans le solipsisme comme dans le troupeau, travaillant autant à l’insignifiance de tout ce qui les entoure qu’aux jugements définitifs quant à ce qu’il serait permis de penser – comment vont-ils survivre aux bouleversements qui s’annoncent [8] ?
Les réactions aux coups de semonce récents y répondent : par la fameuse « résilience », c’est-à-dire la capacité à ne rien changer quoi qu’il advienne, à patienter pour reprendre, une fois le choc passé, la même place à proximité de l’orchestre qui continue de jouer imperturbablement. C’est ainsi que tous les discours intraitables et martiaux ont été entendus après la crise financière et économique de 2008, ou les attentats islamistes de janvier 2015 – puis la normalité passionnée a repris le dessus, pendant que reprenaient les spéculations effrénées d’un côté et de l’autre les innombrables égorgements, voitures-béliers, tirs de rafales et autres coups de couteaux, sous la surveillance discrète d’un État garant de nos jouissances.
La majorité des confinés n’attendent finalement que cela : reprendre une vie « normale », la seule qui vaille d’être vécue semble-t-il, agrémentée des bons dirigeants qui sauront, enfin, prémunir les enfants sages de toute irruption du tragique dans nos existences si paisibles. C’est évidemment compter sans la crise économique qui succédera immédiatement au confinement, et à ses multiples implications et prolongements. Reste donc à connaître l’ampleur et l’interconnexion des crises déclenchées par la pandémie, qui pourraient très bien nous obliger à quitter nos nihilismes molletonnés et forcer le peuple à redevenir auteur de sa propre histoire, comme l’avait esquissé le mouvement des Gilets jaunes de 2018 avant sa récupération gauchiste [9].
Pour une mutation anthropologique
Tel est donc le défi de la période qui s’ouvre : s’affronter à la crise anthropologique de nos sociétés pour que les individus trouvent la force de renouer avec la lucidité, la maturité et la responsabilité sans lesquelles la liberté n’est que caprices.
Impossible de prédire, évidemment, les conséquences de la réclusion inédite de la totalité des populations européennes privées des deux mamelles existentielles qu’elles tétaient depuis près d’un siècle : le salariat a-sensé d’un côté comme occupation et la consommation ostentatoire de l’autre comme distraction. Reste le niveau de vie, que l’État s’est empressé de garantir présentement, et le divertissement à domicile, qui devrait trouver là une accélération et, peut-être, une saturation. Quoi qu’il en soit, les psychismes vont être brutalement confrontés à tout ce qu’ils ont été éduqués à fuir ; la contrainte, l’immobilisme, la solitude, l’ennui, le silence, le manque, l’angoisse, la maladie… et la mort. C’est le vieux fond imaginaire de chaque peuple qui va faire surface, ou ce qu’il en reste : devront ressurgir les vestiges de bon sens, de responsabilité individuelle et collective, de capacité à affronter l’adversité et à tisser des relations impliquantes. Les déterminations, autant sociales ou culturelles que psychologiques, vont jouer un rôle primordial dans la manière d’endurer ces mois de confinement, peut-être de pénuries, qui pourront être tout autant l’occasion d’un recul salutaire pris sur la pente débilitante de nos sociétés que d’une décompensation violente, symptôme d’une panique anthropologique.
Parallèlement, et de manière précisément compensatrice, l’atomisation due au confinement va accélérer comme jamais la « siliconisation » des relations et la « virtualisation » de toute la vie sociale (l’Éducation Nationale y trouve une aubaine inespérée pour démultiplier les ’outils’ de dés-éducation et de désinstruction) : au fond, notre état d’urgence sanitaire correspond parfaitement au monde promis par les technologies actuelles, qui ne font qu’accompagner le repli sur l’entre-soi, aujourd’hui branché, qui a tant apaisé l’Occident depuis l’après-guerre qu’il l’a rendu apathique. C’est donc, évidemment, l’heure de gloire du télétravail, et aussi, progressivement, de la géolocalisation, du contrôle permanent – largement consenti et même secrètement désiré – et de l’auto-servitude, bref de l’approfondissement de l’asservissement et de l’aliénation, la Chine montrant décidément l’exemple sur la manière de gérer des populations humaines comme du bétail pucé.
Ces deux tendances lourdes et irréconciliables – volonté de refaire société ou accélération de l’emprise technocratique avec son abêtissement massif – vont être portées à leur paroxysme.
Retour de l’intérêt collectif ?
Dans l’immédiat nous assistons tous à un retour salvateur d’une notion oubliée : l’intérêt collectif. Que cette réapparition se fasse sur une base biologique, rappelant à chacun qu’il participe, en tant qu’animal, à une collectivité, qu’il n’est strictement rien sans elle (il n’existerait tout simplement pas), et non lors des multiples offensives oligarchiques lancées depuis quarante ans, de la crise économique de 2008 ou de la vague d’attentats de 2015-2017, en dit long sur le degré d’enfouissement – ou le refoulement – dont elle est l’objet. L’égalité radicale qu’impose le virus à l’échelle des organismes a son équivalent social : les multiples petites mains (personnel de ménage, agents de caisse, livreurs, etc.) se retrouvent soudainement considérées… L’interdépendance profonde qu’induit, par définition stricte, une société, redevient visible… tout comme le cynisme ou l’impéritie de leurs employeurs, managers et autres chefaillons. Les hiérarchies en sont bousculées et les hôpitaux symbolisent ce retour à la tâche en elle-même, où chacun sait ce qu’il fait, ce qu’il veut, loin des organigrammes et des dossiers administratifs d’une bureaucratie aujourd’hui marginalisée [10]. Les similarités avec les situations de guerre sont patentes, et les effets sociaux à moyen terme pourraient en être comparables.
C’est là que la solidarité anonyme qui se déploie un peu partout salutairement est doublement mise à mal : d’abord par les mécanismes capitalistes bien connus – mais les éternels commentaires de l’extrême gauche qui imputent toutes les fautes à son Dieu Baal font semblant d’ignorer qu’un effondrement logistique serait tout sauf salvateur –, ensuite par les secteurs de la société qui se vivent littéralement hors de tout contrat avec la collectivité qu’ils parasitent et pillent sans vergogne : ce sont bien entendu les classes urbaines aisées (dont les « bobos »), les quartiers et banlieues en sécession (dont les « racailles ») et tous ceux qui s’identifient à ces catégories. La sécession des premiers est d’ordre social, elle témoigne du retour déjà ancien des vieux réflexes des dominants, celle des seconds est idéologique, culturelle et anthropologique, marquant l’entrée, déjà diagnostiquée, dans un monde pré-moderne. La suite dira si la crise sanitaire aura été le début de leur réintégration dans un univers commun ou les prodromes d’affrontements à venir.
Conjugué à la tension suscitée par le confinement et ses conséquences en cascade, un des effets de cette prise en tenaille sur les populations pourrait être de diriger leur exaspération vers l’État et ses représentants, au prétexte de leurs incompétences. Non pas qu’il faudrait légitimer leur monopole de l’intérêt commun, ni épargner les oligarques, ni surtout s’interdire la perspective d’une souveraineté populaire affranchie des appareils, mais prendre le retour des pandémies pour une malfaisance de quelques puissants expose à de bien mauvaises surprises et, surtout, au chant envoûtant des démagogues gauchisants promettant la venue prochaine d’un avenir radieux. Il faudrait se souvenir que maints effondrements de sociétés historiques ont été accompagnés par des révoltes sociales aveugles sans autres perspectives que l’espoir d’un chaos salvateur. La coalition progressive ces dernières années des milieux proto-totalitaires que le regain actuel de pouvoir étatique fait saliver – gauchistes, islamistes, LGBT-tutti quanti... – et leur rapprochement des nouveaux mouvements écologistes millénaristes pourrait jouer là un rôle déclencheur de troubles à l’issue redoutable, qu’il va falloir envisager [11].
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L’épidémie de Covid-19 révèle donc toutes les crises tapies au fond de l’imaginaire social contemporain – crise sociale, crise politique, crise culturelle, crise anthropologique. Elle peut les exacerber, déclenchant des conflagrations en série, mais elle est aussi, entre nos mains, l’occasion historique de les affronter sans détour, à leur échelle ou, à tout le moins, de cesser d’en détourner le regard. Ce moment-carrefour pourrait être celui d’une bifurcation dans la trajectoire civilisationnelle qui nous mène droit au retour à des formes archaïques de pouvoir, dont l’inertie pèse lourd sur la situation. Le conflit va s’exacerber entre les forces anomiques, porteuses de chaos et auxquelles répondent naturellement les appels au Père pour une autorité indiscutable, et le réveil des peuples dont les modalités sont toujours à trouver. C’est en cela qu’il s’agit bien d’une crise, moment décisif mais qui ne peut que durer, où l’optimisme comme le pessimisme sont hors sujet : les « populismes » qui couraient déjà sont le signe de ce sursaut vital des populations refusant de disparaître [12]. Ces courants surprenants, hétérogènes et confus – comme celui des Gilets jaunes en France [13] – montrent que l’auto-détermination individuelle et collective n’a pas disparu mais reste bien entendu sujette à toutes les récupérations, détournements, et il ne peut en être autrement en l’absence de projet politique alternatif qui ne soit déjà grevé de tendances apocalyptiques. Ce qui est à la fois rare et requis, c’est un discours de lucidité et de responsabilité, qui ne serve ni l’ordre établi ni les désordres en cours mais nous place devant les choix douloureux qu’il nous est rigoureusement impossible d’esquiver.
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